Acté. Dumas Alexandre
mal dans un moment dangereux. Le Thessalien, au contraire, semblait être l'âme de ses coursiers d'Élide, qu'il avait nourris de sa main et exercés cent fois aux lieux même où Achille dressait les siens, entre le Pénéus et l'Énipée. Quant à Lucius, certes, il avait retrouvé la race de ces chevaux de la Mysie dont parle Virgile, et dont les mères étaient fécondées par le vent; car, quoiqu'il eût le plus grand espace à parcourir, sans aucun effort, sans les retenir ni les presser, en les abandonnant à un galop qui semblait être leur allure ordinaire, il maintenait son rang, et avait même plutôt gagné que perdu.
Au troisième tour, les avantages réels où fictifs étaient plus clairement dessinés: l'Athénien avait gagné sur le Thessalien, le plus avancé de ses concurrents, la longueur de deux lances; le Syrien, retenant de toutes ses forces ses chevaux arabes, s'était laissé dépasser, sûr de reprendre ses avantages; enfin, Lucius, tranquille et calme comme le dieu dont il semblait être la statue, paraissait assister à une lutte étrangère, et dans laquelle il n'aurait eu aucun intérêt particulier, tant sa figure était souriante et son geste dessiné selon les règles les plus exactes de l'élégance mimique.
Au quatrième tour, un incident détourna l'attention des trois concurrents pour la fixer plus spécialement sur Lucius: son fouet, qui était fait d'une lanière de peau de rhinocéros, incrustée d'or, s'échappa de sa main et tomba; aussitôt Lucius arrêta tranquillement son quadrige, s'élança dans l'arène, ramassa le fouet qu'on aurait pu croire jusqu'alors un instrument inutile, et, remontant sur son char, se trouva dépassé de trente pas à peu près par ses adversaires. Si court qu'eût été cet instant, il avait porté un coup terrible aux intérêts et aux espérances de la faction verte; mais leur crainte disparut aussi rapidement que la lueur d'un éclair: Lucius se pencha vers ses chevaux, et, sans se servir du fouet, sans les animer du geste, il se contenta de faire entendre un sifflement particulier; aussitôt ils partirent comme s'ils avaient les ailes de Pégase, et, avant que le quatrième tour fût achevé, Lucius avait, au milieu des cris et des applaudissements, repris sa place accoutumée.
Au cinquième tour, l'Athénien n'était plus maître de ses chevaux emportés de toute la vitesse de leur course; il avait laissé loin derrière lui ses rivaux: mais cet avantage factice ne trompait personne, et ne pouvait le tromper lui-même: aussi le voyait-on, à chaque instant, se retourner avec inquiétude, et, prenant toutes les ressources de sa position même, au lieu d'essayer de retenir ses chevaux déjà fatigués, il les excitait encore de son fouet à triple lanière, les appelant par leurs noms, et espérant que, avant qu'ils ne fussent fatigués, il aurait gagné assez de terrain pour ne pouvoir être rejoint par les retardataires; il sentait si bien, au reste, le peu de puissance qu'il efforçait sur son attelage, que, quoiqu'il pût se rapprocher de la spina, et par conséquent diminuer l'espace à parcourir, il ne l'essaya point, de peur de se briser à la borne, et se maintint à la même distance que le sort lui avait assignée au moment du départ.
Deux tours seulement restaient à faire, et, à l'agitation des spectateurs et des combattants, on sentait que l'on approchait du dénouement. Les parieurs bleus, que représentait l'Athénien, paraissaient visiblement inquiets de leur victoire momentanée, et lui criaient de modérer ses chevaux, mais ces animaux, prenant ces cris pour des signes d'excitation, redoublaient de vitesse, et, ruisselant de sueur, ils indiquaient qu'ils ne tarderaient pas à épuiser le reste de leurs forces.
Ce fut dans ce moment que le Syrien lâcha les rênes de ses coursiers, et que les fils du désert abandonnés à eux-mêmes commencèrent à s'emparer de l'espace. Le Thessalien resta un instant étonné de la rapidité qui les entraînait, mais aussitôt, faisant entendre sa voix à ses fidèles compagnons, il s'élança à son tour comme emporté par un tourbillon. Quant à Lucius, il se contenta de faire entendre le sifflement avec lequel il avait déjà excité les siens, et, sans qu'ils parussent déployer encore toute leur force, il se maintint à son rang.
Cependant l'Athénien avait vu, comme une tempête fondre sur lui les deux rivaux que le sort avait placés à sa droite et à sa gauche; il comprit qu'il était perdu s'il laissait, entre la spina et lui, l'espace d'un char: il se rapprocha en conséquence de la muraille assez à temps pour empêcher le Syrien de la côtoyer; celui-ci, alors appuya ses chevaux à droite, essayant de passer entre l'Athénien et le Thessalien; mais l'espace était trop étroit. D'un coup d'œil rapide il vit que le char du Thessalien était plus léger et moins solide que le sien, et, prenant à l'instant son parti, il se dirigea obliquement sur lui, et, poussant roue contre roue, il brisa l'essieu et renversa char et cocher sur l'arène.
Si habilement exécutée qu'eût été cette manœuvre, si rapide qu'eût été le choc, et la chute qu'il avait occasionnée, le Syrien n'en avait pas moins été momentanément retardé; mais il reprit aussitôt son avantage, et l'Athénien vit arriver presqu'en même temps que lui, au sixième tour, les deux rivaux qu'il avait si longtemps laissés en arrière. Avant d'avoir accompli la sixième partie de cette dernière révolution, il était rejoint et presque aussitôt dépassé. La question se trouva donc dès-lors pendante entre le cocher blanc et le cocher vert, entre l'Arabe et le Romain.
Alors on vit un spectacle magnifique: la course de ces huit chevaux était si rapide et si égale, qu'on eût pu croire qu'ils étaient attelés de front; un nuage les enveloppait comme un orage, et comme on entend le bruissement du tonnerre, comme on voit l'éclair sillonner la nue, de même on entendait le bruissement des roues, de même il semblait, au milieu du tourbillon, distinguer la flamme que soufflaient les chevaux Le cirque tout entier était debout, les parieurs agitaient les voiles et les manteaux verts et blancs, et ceux mêmes qui avaient perdu ayant adopté les couleurs bleue et jaune du Thessalien et du fils d'Athènes, oubliant leur défaite récente, excitaient les deux adversaires par leurs cris et leurs applaudissements. Enfin, il parut que le Syrien allait l'emporter, car ses chevaux dépassèrent d'une tête ceux de son adversaire, mais au même moment, et comme s'il n'eût attendu que ce signal, Lucius, d'un seul coup de fouet, traça une ligne sanglante sur les croupes de son quadrige; les nobles animaux hennirent d'étonnement et de douleur; puis, d'un même élan, s'élançant comme l'aigle, comme la flèche, comme la foudre, ils dépassèrent le Syrien vaincu, accomplirent la carrière, exigée, et, le laissant plus de cinquante pas en arrière, vinrent s'arrêter au but, ayant fourni la course voulue, c'est-à-dire sept fois le tour de l'arène.
Aussitôt de grands cris retentirent avec une admiration qui allait jusqu'à la frénésie. Ce jeune Romain inconnu, vainqueur à la lutte de la veille, vainqueur à la course d'aujourd'hui, c'était Thésée, c'était Castor, c'était Apollon peut-être qui une fois encore redescendait sur la terre; mais à coup sûr c'était un favori des dieux; et lui, pendant ce temps, comme accoutumé à de pareils triomphes, s'élança légèrement de son char sur la spina, monta quelques degrés qui le conduisirent à un piédestal, où il s'exposa aux regards des spectateurs, tandis qu'un héraut proclamait son nom et sa victoire, et que le proconsul Lentulus, descendant de son siège, venait lui mettre dans la main une palme d'Idurnée, et lui ceignait la tête d'une couronne à feuilles d'or et d'argent, entrelacées de bandelettes de pourpre. Quant au prix monnayé qu'on lui apportait en espèces d'or dans un vase d'airain, Lucius le remit au proconsul pour qu'il fût distribué de sa part aux vieillards pauvres et aux orphelins.
Puis aussitôt il fit un signe à Sporus, qui accourut rapidement à lui, tenant en ses mains une colombe qu'il avait prise le matin dans la volière d'Acté. Lucius passa autour du cou de l'oiseau de Vénus une bandelette de pourpre à laquelle étaient liées deux feuilles de la couronne d'or et lâcha le messager de victoire qui prit rapidement son vol vers la partie de la ville où s'élevait la maison d'Amyclès.
Chapitre V
Les deux victoires successives de Lucius, et les circonstances bizarres qui les avaient accompagnées, avaient produit, comme nous l'avons dit, une impression profonde sur l'esprit des spectateurs: la Grèce avait été autrefois la terre aimée des dieux; Apollon, exilé du ciel, s'était fait berger et avait gardé les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie; Vénus, née au sein des flots, et poussée par les Tritons vers la plage la plus voisine, avait abordé près de Hélos, et, libre de se choisir les lieux de son culte, avait préféré Gnide, Paphos, Idalie et Cythère, à tous les autres pays du