Le Rhin, Tome III. Victor Hugo
dorure et sans ornement, d'un profil légèrement renflé, qui rappelle l'ancienne coiffure pontificale des temps primitifs. On dirait la sévère tiare de Grégoire VII regardant la tiare splendide de Boniface VIII. Haute pensée, posée, construite et sculptée là par le temps et le hasard, ces deux grands architectes.
Tout ce vénérable ensemble est badigeonné en rose; tout, du haut en bas, les deux absides, la grande nef et les six clochers. La chose est faite avec recherche et goût. On a décerné le rose pâle au clocher byzantin, et le rose vif au clocher Pompadour.
Comme la chapelle d'Aix, la cathédrale de Mayence a ses portes de bronze ornées de têtes de lions; celles d'Aix-la-Chapelle sont romaines. Quand j'ai visité Aix et que j'ai vu ces portes, j'y ai, vous vous en souvenez, vainement cherché la fêlure qu'y fit, dit-on, et qu'y dut faire en effet le coup de pied du diable lorsqu'il s'en alla furieux d'avoir avalé l'âme d'un loup au lieu de l'âme d'un bourgeois ayant pignon sur rue. Aucune histoire de ce genre ne recommande les portes du dôme de Mayence. Elles sont du onzième siècle et ont été données par l'archevêque Willigis à l'église, aujourd'hui démolie, de Notre-Dame, où on les a prises pour les enclaver dans un majestueux portail roman de la cathédrale. Sur les deux battants d'en haut sont écrits en caractères romains les priviléges accordés à la ville en 1135 par l'archevêque Adalbert, second électeur de Cologne. Au-dessous est gravée sur une seule ligne cette légende plus ancienne (sic):
Si l'intérieur de Mayence rappelle les villes flamandes, l'intérieur de sa cathédrale rappelle les églises belges. La nef, les chapelles, les deux transsepts et les deux absides sont sans vitraux, sans mystère, badigeonnés en blanc du pavé à la voûte, mais somptueusement meublés. De toutes parts surgissent à l'œil les fresques, les tableaux, les boiseries, les colonnes torses et dorées; mais les vrais joyaux de cet immense édifice, ce sont les tombeaux des archevêques-électeurs. L'église en est pavée, les autels en sont faits, les piliers en sont étayés, les murs en sont couverts; ce sont de magnifiques lames de marbre et de pierre, plus précieuses quelquefois par la sculpture et le travail que les lames d'or du temple de Salomon. J'ai constaté, tant dans l'église que dans la salle capitulaire et le cloître, un tombeau du huitième siècle, deux du treizième, six du quatorzième, six du quinzième, onze du seizième, huit du dix-septième et neuf du dix-huitième; en tout quarante-trois sépulcres. Dans ce nombre je ne compte ni les tombeaux-autels, difficiles à aborder et à explorer, ni les tombeaux-pavés, sombre et confuse mosaïque de la mort, de jour en jour plus effacée sous les pieds de ceux qui vont et viennent.
J'omets également les quatre ou cinq tombeaux insignifiants du dix-neuvième siècle.
Toutes ces tombes, cinq exceptées, sont des sépultures d'archevêques. Sur ces trente-huit cénotaphes, dispersés sans ordre chronologique et comme au hasard sous une forêt de colonnes byzantines à chapiteaux énigmatiques, l'art de six siècles se développe, végète et croise inextricablement ses rameaux, d'où tombent, comme un double fruit, l'histoire de la pensée en même temps que l'histoire des faits. Là, Liebenstein, Hompurg, Gemmingen, Heufenstein, Brandebourg, Steinburg, Ingelheim, Dalberg, Eltz, Stadion, Weinsberg, Ostein, Leyen, Hennenberg, Tour-et-Taxis, presque tous les grands noms de l'Allemagne rhénane, apparaissent à travers ce sombre rayonnement que les tombeaux répandent dans les ténèbres des églises. Toutes les fantaisies d'époque, d'artiste et de mourant se mêlent à toutes les épitaphes. Les mausolées du dix-huitième siècle s'entr'ouvrent et laissent échapper leur squelette emportant dans ses longs doigts sans chair des mitres d'archevêques et des chapeaux d'électeurs. Les archevêques contemporains de Richelieu et de Louis XIV rêvent couchés au bas de leurs sarcophages et appuyés sur le coude. Les arabesques de la renaissance accrochent leurs vrilles et perchent leurs chimères dans les délicats feuillages du quinzième siècle, et font entrevoir, sous mille complications charmantes, des statuettes, des distiques latins et des blasons coloriés. Des noms sévères, Mathias Burhecg, Conradus Rheingraf (Conrad, comte du Rhin), s'inscrivent, entre le moine tonsuré qui figure le clergé et l'homme d'armes morionné qui figure la noblesse, sous la pure ogive à triangle équilatéral du quatorzième siècle; et sur la lame peinte et dorée du treizième siècle, de gigantesques archevêques qui ont des monstres apocalyptiques sous les pieds couronnent de leurs deux mains à la fois des rois et des empereurs moindres qu'eux. C'est dans cette hautaine attitude que vous regardent fixement avec leurs yeux de momie égyptienne Siegfried, qui couronna deux empereurs: Henri de Thuringe et Wilhelm de Hollande; et Pierre Aspeld, qui couronna deux empereurs et un roi: Louis de Bavière, Henri VII et Jean de Bohême. Les armoiries, les manteaux héraldiques, la mitre, la couronne, le chapeau électoral, le chapeau cardinal, les sceptres, les épées, les crosses, abondent, s'entassent et s'amoncellent sur ces monuments, et s'efforcent de recomposer devant l'œil du passant cette grande et formidable figure qui présidait les neuf électeurs de l'empire d'Allemagne et qu'on appelait l'archevêque de Mayence. Chaos, déjà à demi submergé dans l'ombre, de choses augustes ou illustres, d'emblèmes vénérables ou redoutables, d'où ces puissants princes voulaient faire sortir une idée de grandeur et d'où sort une idée de néant.
Chose remarquable et qui prouve jusqu'à quel point la Révolution française était un fait providentiel et comme la résultante nécessaire, et pour ainsi dire algébrique, de tout l'antique ensemble européen, c'est que tout ce qu'elle a détruit a été détruit pour jamais. Elle est venue à l'heure dite, comme un bûcheron pressé de finir sa besogne, abattre en hâte et pêle-mêle tous les vieux arbres mystérieusement marqués par le Seigneur. On sent, ainsi que je crois l'avoir déjà indiqué quelque part, qu'elle avait en elle le quid divinum. Rien de ce qu'elle a jeté bas ne s'est relevé, rien de ce qu'elle a condamné n'a survécu, rien de ce qu'elle a défait ne s'est recomposé. Et observons ici que la vie des États n'est pas suspendue au même fil que celle des individus; il ne suffit pas de frapper un empire pour le tuer; on ne tue les villes et les royaumes que lorsqu'ils doivent mourir. La Révolution française a touché Venise, et Venise est tombée; elle a touché l'empire d'Allemagne, et l'empire d'Allemagne est tombé; elle a touché les électeurs, et les électeurs se sont évanouis. La même année, la grande année-abîme, a vu s'engloutir le roi de France, cet homme presque dieu, et l'archevêque de Mayence, ce prêtre presque roi.
La Révolution n'a pas extirpé ni détruit Rome, parce que Rome n'a pas de fondements, mais des racines; racines qui vont sans cesse croissant dans l'ombre sous Rome et sous toutes les nations, qui traversent et pénètrent le globe entier de part en part, et qu'on voit reparaître à l'heure qu'il est en Chine et au Japon, de l'autre côté de la terre.
Le Jean de Troyes de Cologne, Guillaume de Hagen, greffier de la ville en 1270, raconte dans sa Petite Chronique manuscrite, malheureusement lacérée pendant l'occupation française et dont il ne reste plus que quelques feuillets dépareillés à Darmstadt, qu'en 1247 sous le règne de ce même archevêque de Mayence Siegfried, dont le tombeau fait dans la cathédrale une si redoutable figure, un vieux astrologue nommé Mabusius fut condamné à la potence comme sorcier et devin, et conduit, pour y mourir, au gibet de pierre de Lorchhausen, lequel marquait la frontière de l'archevêque de Mayence et faisait face à un autre gibet qui marquait la frontière du comte palatin. Arrivé là, comme l'astrologue refusait le crucifix et s'obstinait à se dire prophète, le moine qui l'accompagnait lui demanda en raillant en quelle année finiraient les archevêques de Mayence. Le vieillard pria qu'on lui déliât la main droite, ce qu'on fit; puis il ramassa un clou patibulaire tombé à terre, et, après avoir rêvé un instant, il grava avec ce clou sur la face du gibet qui regardait Mayence ce polygramme singulier:
(IV.) (XX.) (XIII.)
Après quoi il se livra au bourreau pendant que les assistants riaient de sa folie et de son énigme. Aujourd'hui, en rapprochant l'un de l'autre les trois nombres mystérieux écrits par le vieillard, on trouve ce chiffre formidable: quatre-vingt-treize.
Et, ceci est à noter aussi, ce gibet menaçant, qui, dès le treizième siècle, portait sur sa plinthe sinistre la date de la chute des empires, portait en même temps sa