Le Rhin, Tome III. Victor Hugo

Le Rhin, Tome III - Victor Hugo


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fontaine de Mayence a été bâtie par Albert de Brandebourg, qui régnait vers 1540 et dont je venais de lire l'épitaphe dans la cathédrale: Albert, cardinal-prêtre de Saint-Pierre-aux-Liens, archichancelier du Saint-Empire, marquis de Brandebourg, duc de Stettin et de Poméranie, électeur. Il a érigé ou plutôt reconstruit cette fontaine, en souvenir des prospérités de Charles-Quint et de la captivité de François Ier, comme le constate cette inscription en lettres d'or ravivées récemment:

      

      Vue du haut de la citadelle, Mayence présente seize faîtes vers lesquels se tournent gracieusement les canons de la confédération germanique: les six clochers de la cathédrale, deux beaux beffrois militaires, une aiguille du douzième siècle, quatre clochetons flamands, plus le dôme des Carmes de la rue Cassette répété trois fois, ce qui est beaucoup. Sur la pente de la colline que couronne la forteresse un de ces ignobles dômes coiffe une pauvre vieille église saxonne, la plus triste et la plus humiliée du monde, accostée d'un charmant cloître gothique à meneaux flamboyants où les kaiserlichs font boire leurs chevaux dans des sarcophages romans.

      La beauté des riveraines du Rhin ne se dément pas à Mayence; seulement les femmes y sont tout à la fois curieuses à la façon des Flamandes et à la façon des Alsaciennes. Mayence est le point de jonction de l'espion-miroir d'Anvers et de l'espion-tourelle de Strasbourg.

      La ville, si blanchie qu'elle soit, a gardé en beaucoup d'endroits son honorable aspect de cité marchande de la hanse rhénane. On lit encore sur des portes PRO CELERI MERCATVRÆ EXPEDITIONE. Dans deux ou trois ans on y lira Roulage accéléré.

      Du reste, une vie profonde, qui sort du Rhin, anime cette ville. Elle n'est pas moins hérissée de mâts, pas moins encombrée de ballots, pas moins pleine de rumeur que Cologne. On marche, on parle, on pousse, on traîne, on arrive, on part, on vend, on achète, on crie, on chante, on vit enfin dans tous les quartiers, dans toutes les maisons, dans toutes les rues. – La nuit, cet immense bourdonnement se tait; et l'on n'entend plus dans Mayence que le murmure du Rhin et le bruit éternel des dix-sept moulins à eau amarrés aux piles englouties du pont de Charlemagne.

      Quoi qu'aient fait les congrès, ou pour mieux dire à cause de ce qu'ont fait les congrès, le vide laissé à Mayence par la triple domination des Romains, des archevêques et des Français n'est pas comblé. Personne n'y est chez soi. M. le grand-duc de Hesse n'y règne que de nom. Sur sa forteresse de Cassel il peut lire: CURA CONFŒDERATIONIS CONDITUM; et il peut voir un soldat blanc et un soldat bleu, c'est-à-dire l'Autriche et la Prusse, se promener nuit et jour, l'arme au bras, devant sa forteresse de Mayence. La Prusse ni l'Autriche n'y sont pas non plus chez elles; elles se gênent et se coudoient. Evidemment ceci n'est qu'un état provisoire. Il y a dans le mur même de la citadelle une ruine à demi engagée dans le rempart neuf, – une espèce de piédestal tronqué qu'on appelle encore maintenant la pierre de l'Aigle, Adlerstein. C'est le tombeau de Drusus. Une aigle en effet, une aigle impériale, une aigle formidable et toute-puissante, s'est posée là pendant seize cents ans puis s'est éclipsée. En 1804, elle a reparu; en 1814, elle s'est envolée de nouveau. – Aujourd'hui, à l'heure même où nous sommes, Mayence aperçoit à l'horizon, du côté de la France, un point noir qui grossit et qui s'approche. C'est l'aigle qui revient.

      LETTRE XXIV

      FRANCFORT-SUR-LE-MEIN

      Quel aspect présente une certaine rue de Francfort un certain jour de la semaine. – Ce qui abonde à Francfort. – Quel est le plus grand danger que Francfort puisse courir. – L'auteur va à la boucherie. – Il pousse beaucoup de cris d'enthousiasme. – Le massacre des innocents. – L'auteur oublie tous ses devoirs au point de désobéir à une petite fille de quatre ans. – La place publique. – Les deux fontaines. – L'auteur dit des vérités à la justice. – Le Rœmer. – Utilité d'une servante qui prend une clef à un clou dans sa cuisine. – Salle des électeurs. – Détails. – Salle des empereurs. – Les quarante-cinq niches. – Ce qui se passait dans la place quand les électeurs avaient élu l'empereur. – Ce qui se passait à l'église après ce qui s'était passé dans la place. – L'église collégiale de Francfort. – Ce qui pend aux murailles. – L'horloge. – Les tableaux. – Sainte Cécile telle qu'on l'a trouvée dans son tombeau. – La couronne impériale. – Saint Barthélémy. – Gunther de Schwarzbourg. – L'auteur monte sur le clocher. – Francfort-sur-le-Mein à vol d'oiseau. – Les habitants du haut du clocher. – Philosophie.

Mayence, septembre.

      J'étais à Francfort un samedi. Il y avait longtemps déjà que, marchant au hasard, je cherchais mon vieux Francfort dans un labyrinthe de maisons neuves fort laides et de jardins fort beaux, lorsque je suis arrivé tout à coup à l'entrée d'une rue singulière. Deux longues rangées parallèles de maisons noires, sombres, hautes, sinistres, presque pareilles, mais ayant cependant entre elles ces légères différences dans les choses semblables qui caractérisent les bonnes époques d'architecture; entre ces maisons toutes contiguës et compactes et comme serrées avec terreur les unes contre les autres, une chaussée étroite, obscure, tirée au cordeau; rien que des portes bâtardes surmontées d'un treillis de fer bizarrement brouillé; toutes les portes fermées; au rez-de-chaussée rien que des fenêtres garnies d'épais volets de fer; tous ces volets fermés; aux étages supérieurs, des devantures de bois presque partout armées de barreaux de fer; un silence morne, aucun chant, aucune voix, aucun souffle, par intervalles le bruit étouffé d'un pas dans l'intérieur des maisons; à côté des portes un judas grillé à demi entr'ouvert sur une allée ténébreuse; partout la poussière, la cendre, les toiles d'araignées, l'écroulement vermoulu, la misère plutôt affectée que réelle; un air d'angoisse et de crainte répandu sur les façades des édifices; un ou deux passants dans la rue me regardant avec je ne sais quelle défiance effarée: aux fenêtres des premiers étages, de belles jeunes filles parées, au teint brun, au profil busqué, apparaissant furtivement, ou des faces de vieilles femmes au nez de hibou, coiffées d'une mode exorbitante, immobiles et blêmes derrière la vitre trouble; dans les allées des rez-de-chaussée, des entassements de ballots et de marchandises; des forteresses plutôt que des maisons, des cavernes plutôt que des forteresses, des spectres plutôt que des passants. – J'étais dans la rue des Juifs, et j'y étais le jour du sabbat.

      A Francfort il y a encore des Juifs et des chrétiens; de vrais chrétiens qui méprisent les juifs, de vrais juifs qui haïssent les chrétiens. Des deux parts on s'exècre et l'on se fuit. Notre civilisation, qui tient toutes les idées en équilibre et qui cherche à ôter de tout la colère, ne comprend plus rien à ces regards d'abomination qu'on se jette réciproquement entre inconnus. Les juifs de Francfort vivent dans leurs lugubres maisons, retirés dans des arrière-cours pour éviter l'haleine des chrétiens. Il y a douze ans, cette rue des Juifs, rebâtie et un peu élargie en 1662, avait encore à ses deux extrémités des portes de fer, garnies de barres et d'armatures extérieurement et intérieurement. La nuit venue, les juifs rentraient et les deux portes se fermaient. On les verrouillait en dehors comme des pestiférés, et ils se barricadaient en dedans comme des assiégés.

      La rue des Juifs n'est pas une rue, c'est une ville dans la ville.

      En sortant de la rue des Juifs, j'ai trouvé la vieille cité. Je venais de faire mon entrée dans Francfort.

      Francfort est la ville des cariatides. Je n'ai vu nulle part autant de colosses portefaix qu'à Francfort. Il est impossible de faire travailler, geindre et hurler le marbre, la pierre, le bronze et le bois avec une invention plus riche et une cruauté plus variée. De quelque côté qu'on se tourne, ce sont de pauvres figures de toutes les époques, de tous les styles, de tous les sexes, de tous les âges, de toutes les fantasmagories, qui se tordent et gémissent misérablement sous des poids énormes. Satyres cornus, nymphes à gorges flamandes, nains, géants, sphinx, dragons, anges, diables, tout un infortuné peuple d'êtres surnaturels, pris par quelque magicien qui pêchait effrontément dans toutes les mythologies à la fois, et enfermé par lui dans des enveloppes pétrifiées, est là enchaîné sous les entablements,


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