Nanon. Жорж Санд
seule retenait le paysan, mais elle ne retenait plus le bourgeois, et il y avait déjà longtemps qu'elle était une risée pour les nobles. Il n'y avait plus ni dons, ni offrandes, ni legs pour les couvents; les grandes familles n'y envoyaient plus leurs derniers nés, que par rare exception; le fonds ne se renouvelait donc pas, et la propriété se détériorait. L'état religieux n'était plus de mode quand il s'agissait de donner à l'église; on aimait mieux être abbé et recevoir de l'État.
Aussi le moutier de Valcreux n'avait plus que six religieux au lieu de douze, et, quand, plus tard, la communauté fut dissoute, il n'en restait plus que trois.
Je reviens, je ne veux pas dire à mes moutons, puisque je n'en avais qu'un, mais à ma chère Rosette. L'été était venu et l'herbe se faisait si rare, même au revers des fossés, que je ne savais plus quoi inventer pour la nourrir. J'étais obligée d'aller loin dans la montagne, et je craignais les loups. J'étais désolée, la pluie n'arrivait point et Rosette se faisait maigre. Le père Jean, voyant le chagrin que j'en avais, ne me faisait pas de reproches, mais il était mécontent d'avoir mis son argent, ses trois livres tournois, à un achat qui coûtait tant de peine et annonçait si peu de profit.
Un jour que je passais le long d'un petit pré qui appartenait au moutier et qui était resté vert et touffu à cause de la rivière qui le traversait, Rosette s'arrêta devant la barrière et se mit à bêler si piteusement, que j'en fus comme affolée de chagrin et de pitié. La barrière était non fermée, mais poussée au ras du poteau, et même elle ne joignait point, car Rosette y fourra sa tête, et puis son corps et fit si bien qu'elle passa.
Je fus d'abord toute saisie en la voyant dans un enclos où je ne pouvais pas la suivre, moi qui avais du raisonnement, moi qui, étant une personne, savais qu'elle n'avait pas le droit de faire ce qu'elle faisait, la pauvre innocente! Je commençais à sentir ma bonne conscience et à être fière de n'avoir jamais fait de pillerie, ce qui me valait toujours les compliments de mon oncle et le respect de mes cousins, encore que ceux-ci ne fussent pas aussi scrupuleux que moi. Je me demandais donc si mon devoir n'était pas de mettre ma religion à la place de celle qui manquait à Rosette. Je l'appelai, elle fit la sourde. Elle mangeait de si bon coeur, elle avait l'air si content!
Je la rappelai au bout d'un moment, d'un bon moment, je dois l'avouer, quand, tout à coup, je vis, de l'autre côté de la barrière, une jeune et douce figure de novice qui me regardait en riant.
II
Je me sentis bien honteuse; pour sûr, ce garçon se moquait de moi, et il faut croire que j'avais beaucoup d'amour-propre, car cette honte me peina le coeur et je ne pus me retenir de pleurer.
Alors, le jeune religieux s'étonna et me dit d'une voix aussi douce que sa figure:
– Tu pleures, petite? quel chagrin as-tu donc?
– C'est, lui répondis-je, à cause de mon ouaille qui s'est sauvée dans votre pré.
– Eh bien, elle n'est pas perdue pour ça. Elle est contente puisqu'elle mange?
– Elle est contente, je le sais bien; mais, moi, je suis fâchée, parce qu'elle est en maraude.
– Qu'est-ce que ça veut dire, en maraude?
– Elle mange sur le bien d'autrui.
– Le bien d'autrui! tu ne sais ce que tu dis, ma petite. Le bien des moines est à tout le monde.
– Ah! c'est donc qu'il n'est plus aux moines? Je ne savais pas.
– Est-ce que tu n'as pas de religion?
– Si fait, je sais dire ma prière.
– Eh bien, tu demandes tous les matins à Dieu ton pain quotidien, et l'Église, qui est riche, doit donner à ceux qui demandent au nom du Seigneur. Elle ne servirait à rien si elle ne servait à répandre la charité.
J'ouvrais de grands yeux et ne comprenais guère, car, sans être bien méchants, les moines de Valcreux se défendaient tant qu'ils pouvaient contre les pillards, et il y avait le père Fructueux qui remplissait les fonctions d'économe, et qui faisait grand bruit et de grosses menaces aux pâtours pris en faute. Il les poursuivait avec une houssine, pas bien loin, il est vrai, il était trop gras pour courir; mais il faisait peur tout de même et on le disait méchant, encore qu'il n'eût pas battu un chat.
Je demandai au jeune garçon si le père Fructueux serait _consentant _de voir mon mouton manger son herbe.
– Je n'en sais rien, répondit-il; mais je sais que l'herbe n'est point à lui.
– Et à qui donc est-elle?
– Elle est à Dieu, qui la fait pousser pour tous les troupeaux. Tu ne me crois pas?
– Dame! je ne sais. Mais ce que vous me dites là m'arrangerait bien! Si ma pauvre petite Rosette pouvait manger sa faim chez vous pendant la grande sécheresse, je vous réponds que je ne ferais pas la paresseuse pour ça. Sitôt les gazons repoussés dans la montagne, je me remettrais à l'y conduire, je vous dis la vérité.
– Eh bien, laisse-la où elle est, et viens la chercher ce soir.
– Ce soir? oh! nenni! Si les moines la voient, ils la mettront chez eux, en fourrière, et mon grand-oncle sera forcé d'aller la redemander et d'endurer leurs reproches: et moi, il me grondera et me dira que je suis une vilaine comme les autres, ce qui me fera beaucoup de peine.
– Je vois que tu es une enfant bien élevée. Où donc demeure-t-il, ton grand-oncle?
– Là-haut, la plus petite maison à la moitié du ravin. La voyez- vous? celle après les trois gros châtaigniers?
– C'est bien, je te conduirai ton mouton quand il aura assez mangé.
– Mais si les moines vous grondent?
– Ils ne me gronderont pas. Je leur expliquerai leur devoir.
– Vous êtes donc maître chez eux?
– Moi? pas du tout. Je ne suis rien qu'un élève. On m'a confié à eux pour être instruit et pour me préparer à être religieux quand je serai en âge.
– Et quand est-ce que vous serez en âge?
– Dans deux ou trois ans. J'en ai bientôt seize.
– Alors, vous êtes novice, comme on dit?
– Pas encore, je ne suis ici que depuis deux jours.
– C'est donc ça que je ne vous ai jamais vu? Et de quel pays êtes- vous?
– Je suis de ce pays; as-tu entendu parler de la famille et du château de Franqueville?
– Ma foi, non. Je ne connais que le pays de Valcreux. Est-ce que vos parents sont pauvres, pour vous renvoyer comme ça d'avec eux?
– Mes parents sont très riches; mais nous sommes trois enfants, et, comme ils ne veulent pas diviser leur fortune, ils la gardent pour le fils aîné. Ma soeur et moi, nous n'aurons qu'une part une fois faite, pour entrer chacun dans un couvent.
– Quel âge est-ce qu'elle a, votre soeur?
– Onze ans: et toi?
– Je n'ai pas encore treize ans faits.
– Alors, tu es grande, ma soeur est plus petite que toi de toute la tête.
– Sans doute que vous l'aimez, votre petite soeur?
– Je n'aimais qu'elle.
– Ah bah! et vos père et mère?
– Je ne les connais presque pas.
– Et votre frère?
– Je le connais encore moins.
– Comment ça se fait-il?
– Nos parents nous ont fait élever à la campagne, ma soeur et moi, et ils n'y viennent pas souvent, ils vivent avec le fils aîné à Paris. Mais tu n'as jamais entendu parler de Paris, puisque tu ne connais pas seulement Franqueville.
– Paris