Nanon. Жорж Санд
quand vous serez vieux, devenir l'économe du couvent, quand le père Fructueux sera mort.
– Dieu m'en préserve! J'aime donner, je déteste refuser.
– Mon grand-oncle dit qu'à cause de votre grande noblesse, vous pourriez même devenir le supérieur du moutier.
– Eh bien, j'espère que je n'en serai jamais capable.
– Enfin pourquoi êtes-vous comme ça? C'est une honte que de rester simple quand on peut devenir savant. Moi, si j'avais le moyen, je voudrais apprendre tout.
– _Tout! _rien que ça? Et pourquoi donc voudrais-tu être si savante?
– Je ne peux pas vous dire, je ne sais pas, mais c'est mon idée; quand je vois quelque chose d'écrit, ça m'enrage de n'y rien connaître.
– Veux-tu que je t'apprenne à lire?
– Puisque vous ne savez pas?
– Je sais un peu, j'apprendrai tout à fait en l'enseignant.
– Vous dites ça, mais vous n'y songerez plus demain. Vous avez la tête si folle!
– Ah ça, tu me grondes bien fort aujourd'hui, petite Nanon. Nous ne sommes donc plus amis?
– Si fait; mais pourtant je me demande souvent si on peut faire amitié avec un quelqu'un qui ne se soucie ni de lui ni des autres.
Il me regarda avec son sourire insouciant; mais il ne sut rien trouver à me répondre, et je le vis qui s'en allait la tête droite, sans regarder tout le long de la haie comme il avait coutume de faire pour chercher des nids; peut-être bien qu'il pensait à ce que je venais de lui dire.
Deux ou trois jours après, comme j'étais au pâturage avec d'autres enfants de mon âge, la Mariotte et cinq ou six autres femmes vinrent tout _épeurées, _nous dire de rentrer.
– Qu'est-ce qu'il y a donc?
– Rentrez, rentrez! ramenez vos bêtes, dépêchez-vous, il n'est que temps.
La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je ramenai vivement Rosette, qui n'était pas trop contente car ce n'était pas son heure de quitter l'herbage.
Je trouvai mon grand-oncle très inquiet de moi. Il me prit le bras et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes cousins de bien fermer et barricader toutes les _huisseries. _Ils n'étaient pas bien rassurés, tout en disant que le danger ne pressait point tant.
– Le danger y est, répondit mon oncle quand nous fûmes bien enfermés. À présent que nous voilà tous les quatre, il s'agit de s'entendre sur ce que l'on va faire. Et voilà ce que je conseille. Tant qu'il fera jour, il n'y a rien à essayer; c'est à la grâce de Dieu; mais, quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le moutier, et chacun y portera ce qu'il a, meubles et provisions.
– Et vous croyez, dit Jacques, que les moines vont recevoir comme ça toute la paroisse?
– Ils y sont obligés! Nous sommes leurs sujets, nous leur devons la dîme et l'obéissance, mais ils nous doivent l'asile et la protection.
Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut, cette fois, de l'avis du grand-père. Le moutier était fortifié; avec quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles. Jacques, tout en assurant que ce serait peine inutile, se mit à démonter nos pauvres grabats; je rassemblai mes ustensiles de cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre.
Le linge ne fit pas un gros paquet, les vêtements non plus.
Pourvu, me disais-je, que les moines consentent à recevoir Rosette!
En attendant, ne sachant rien et n'osant questionner, j'obéis machinalement aux ordres qui m'étaient donnés. Enfin, je compris que les _brigands _allaient arriver, qu'ils tuaient tout le monde et brûlaient toutes les maisons. Alors je me mis à pleurer, non pas tant par peur de perdre la vie, je ne me faisais encore aucune idée de la mort, que pour le chagrin d'abandonner aux flammes notre pauvre chaumière qui m'était aussi chère et aussi précieuse que si elle nous eût appartenu. En cela, je n'étais guère plus simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur la perte de leur misérable avoir, bien plus qu'ils ne songeaient à leurs dangers personnels.
La journée s'écoula dans l'obscurité de cette maison fermée et on ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer du feu, et le père Jean s'y opposa, disant que la fumée du toit nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays abandonné et les maisons vides. Ils ne s'y arrêteraient point et courraient au moutier.
La nuit venue, Jacques et lui se décidèrent à descendre le ravin et à aller frapper à la porte du couvent; mais elle avait été fermée tout le jour, elle l'était encore et il fut impossible de se la faire ouvrir. Personne même ne vint parlementer à travers le guichet. On eût dit que le moutier était désert.
– Vous voyez bien, disait Jacques en revenant, qu'ils ne veulent recevoir personne. Ils savent qu'on ne les aime point. Ils ont autant peur de leurs paroissiens que des brigands.
– M'est avis, disait mon oncle, qu'ils se sont cachés dans les souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.
– Je m'étonne, dit Pierre, que le petit frère se soit caché comme ça avec eux. Il n'est pas craintif, lui, et j'aurais cru qu'il viendrait nous défendre, ou qu'il nous ferait entrer avec lui dans le moutier.
– Ton petit frère est aussi capon qu'eux, dit Jacques, sans songer à se rendre cette justice qu'il avait tout aussi peur que qui que ce soit.
Mon grand-oncle eut alors l'idée de s'informer si, dans les environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques, tous deux pieds nus, et suivant l'ombre des buissons comme s'ils eussent été eux-mêmes des brigands méditant quelque mauvais coup.
Nous restions seuls, Pierre et moi, avec l'injonction de nous tenir sur le pas de la porte, l'oreille au guet, prêts à fuir, si nous entendions quelque mauvais bruit.
Il faisait un temps magnifique. Le ciel était plein de belles étoiles, l'air sentait bon, et nous avions beau écouter, on n'entendait pas le moindre bruit de bon ou de mauvais augure. Dans toutes les maisons éparses le long du ravin et presque toutes isolées, on avait fait comme nous; on avait fermé les portes, éteint les feux, et on s'y parlait à_ _voix basse. Il n'était que neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant personne ne dormait cette nuit-là, on était comme hébété par la crainte, on n'osait pas respirer. Le souvenir de cette panique est resté dans nos campagnes comme ce qui a le plus marqué pour nous dans la révolution. On l'appelle encore l'année de la grand'peur.
Rien ne remuait dans les grands châtaigniers qui nous enveloppaient de leur ombre_. _Cette tranquillité du dehors passa en nous, et, à demi-voix, nous nous mîmes à babiller. Nous ne songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre s'étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m'apprit qu'elles n'étaient pas à la même place aux mêmes heures durant le cours de l'année et finit par s'endormir profondément.
Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le guet toute seule, mais je ne pense pas en être venue à bout plus d'un moment.
Je fus réveillée par un pied qui me heurtait dans l'ombre, et, ouvrant les yeux, je vis comme un fantôme gris qui se penchait sur moi. Je n'eus guère le temps d'avoir peur, la voix du fantôme me rassura, c'était celle du petit frère.
– Que fais-tu donc là, Nanon? me disait-il; pourquoi dors-tu dehors, sur la terre nue? J'ai été au moment de marcher sur toi.
– Est-ce que les brigands arrivent? lui dis-je en me relevant.
– Les brigands! il n'y a pas de brigands, ma pauvre Nanette! Toi aussi tu y as cru?
– Mais oui. Comment savez-vous qu'il n'y en a pas?
– Parce que les moines en rient et disent qu'on a bien fait d'inventer ça pour dégoûter les paysans de la révolution.
– Alors