A fond de cale. Reid Mayne

A fond de cale - Reid Mayne


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sur la mare qui était mon océan. Je ne tardai pas néanmoins à mépriser le bateau de papier; j'étais parvenu, après six mois d'épargne, à pouvoir acquérir un sloop ayant tous ses agrès, et qu'un vieux pêcheur avait construit pendant ses moments de loisir.

      Mon petit vaisseau n'avait que quinze centimètres de longueur à la quille, mais bien près de huit de large, et son tonnage pouvait être de deux cent cinquante grammes. Chétif bâtiment, direz-vous; néanmoins il me paraissait aussi grand, aussi beau qu'un trois-ponts.

      La mare de la basse-cour me sembla trop étroite, et je me mis en quête d'une pièce d'eau assez vaste pour que mon navire pût faire valoir la supériorité de sa marche.

      Je trouvai bien vite un grand bassin, que je me plus à nommer un lac, et dont les ondes, aussi transparentes que le cristal, étaient ridées à la surface par une brise imperceptible, mais cependant suffisante pour gonfler les voiles de mon sloop, qui gagna l'autre bord avant que j'y fusse arrivé pour le recevoir.

      Que de fois nous avons lutté de vitesse, dans ces courses où j'étais vainqueur ou vaincu, suivant que la brise était plus ou moins favorable à mon embarcation!

      Il faut vous dire que ce bel étang, près duquel j'ai passé les heures les plus joyeuses de mon enfance, était situé dans un parc du voisinage, et appartenait par conséquent au propriétaire du parc. Celui-ci néanmoins était assez bon pour permettre aux habitants de la commune de se promener chez lui autant que bon leur semblait, et n'empêchait ni les petits garçons de faire naviguer leurs bateaux sur le bassin, ni les hommes de jouer à la balle dans l'une de ses clairières, pourvu que l'on ne touchât pas aux plantes qui tapissaient les murailles, et qu'on respectât les arbrisseaux qui formaient les massifs. Tout le monde était si reconnaissant de la bonté du propriétaire, que je n'ai jamais entendu dire qu'on eût fait le moindre dégât chez lui.

      Ce parc existe toujours, vous en connaissez les murs; mais l'excellent homme qui le possédait autrefois est mort depuis de longues années; il était déjà vieux à l'époque dont je vous parle, et qui date de soixante ans.

      Si mes souvenirs sont exacts, on voyait alors sur le bassin une demi-douzaine de cygnes, et d'autres oiseaux aquatiques dont l'espèce était rare. C'était pour les enfants un grand plaisir que de donner à manger à ces jolies créatures; quant à moi je n'allais jamais au parc sans avoir les poches pleines.

      Il en résulta que ces oiseaux, particulièrement les cygnes, étaient devenus si familiers qu'ils venaient chercher ce que nous leur présentions, et nous mangeaient dans la main, sans la moindre frayeur.

      Nous avions surtout une manière extrêmement amusante de leur donner la pâture: le bord du petit lac s'élevait, d'un côté, à plus d'un mètre; l'eau était profonde en cet endroit, et comme la rive se trouvait pour ainsi dire à pic, il était presque impossible de la gravir. C'est là que nous attirions les cygnes, qui, du reste, y venaient d'eux-mêmes lorsqu'ils nous voyaient arriver. Nous placions un petit morceau de pain au bout d'une baguette fendue, et tenant cette baguette au-dessus des oiseaux, à la plus grande hauteur possible, nous avions la joie de voir les cygnes allonger leur grand cou, et sauter en l'air de temps en temps pour saisir la bouchée de pain, absolument comme un chien aurait pu le faire.

      Un jour, étant arrivé de très-bonne heure sur la bord du petit lac, je n'y trouvai pas mes camarades. J'avais mon petit bateau sous le bras; je le lançai comme d'habitude, et me disposai à le rejoindre sur l'autre rive, au moment où il y aborderait.

      C'était à peine s'il y avait un souffle dans l'air, et mon petit sloop marchait avec lenteur; je n'étais donc pas pressé, et je me mis à flâner sur le bord du bassin. En quittant la maison, je n'avais pas oublié les cygnes; ils étaient mes favoris, et je crains bien, quand j'y pense, que mon affection pour eux ne m'ait poussé plus d'une fois à commettre de légers vols; il faut avouer que les tranches de pain qui remplissaient mes poches avaient été, ce jour-là, prises en cachette au buffet.

      Quelle que soit la manière dont je me les étais procurées, toujours est-il que les tartines étaient nombreuses, et qu'en arrivant à l'endroit où la berge s'élevait tout à coup, je m'y arrêtai pour distribuer aux cygnes leur pitance quotidienne.

      Tous les six, les ailes frémissantes, le cou fièrement arqué, traversèrent le bassin pour venir à ma rencontre, et furent bientôt devant la place que j'occupais. Le bec ouvert et tendu, les yeux ardents, ils épièrent mes moindres gestes, et prirent une à une les bouchées de pain que je tenais au-dessus de leurs têtes. J'avais presque vidé mes poches, quand la motte de terre sur laquelle j'étais perché se détacha brusquement et glissa dans le bassin.

      Je tombai dans l'eau en faisant le même bruit qu'une pierre, et comme elle, je serais allé au fond, si ma chute ne s'était faite au milieu des cygnes, qui furent sans doute extrêmement étonnés.

      Je ne savais pas nager; mais l'instinct de la conservation, qui se retrouve chez toutes les créatures, me fit lutter contre le péril. J'étendis les mains au hasard, et cherchant, comme tous les noyés, à saisir un objet quelconque, ne fût-ce même qu'un brin de paille, je rencontrai quelque chose dont je m'emparai vivement, et à laquelle je m'attachai avec la force du désespoir.

      À mon premier plongeon, mes yeux et mes oreilles avaient été pleins d'eau, et je savais à peine ce qui se passait autour de moi. J'entendais le bruit que faisaient les cygnes en fuyant avec terreur; mais ce n'est qu'au bout d'un instant que j'eus conscience d'avoir saisi la patte du plus gros et du plus vigoureux de la bande. La peur avait décuplé ses forces et il me traînait rapidement vers l'autre bord, en agitant les ailes comme s'il eût cherché à s'envoler. Je ne sais pas comment aurait fini l'aventure, si le voyage que l'oiseau me faisait faire avait duré longtemps. Quand je dis que je ne le sais pas. Il est facile de deviner quel événement tragique eût terminé cet épisode; l'eau pénétrait dans ma bouche, elle m'entrait dans les narines, je commençais à perdre connaissance, et je serais mort en moins de quelques minutes.

      Juste au moment critique où je sentais la vie m'abandonner, quelque chose de rude me froissa les deux genoux; c'était le gravier qui se trouvait au fond du lac, et je n'avais plus qu'à me relever pour avoir la tête au-dessus de l'eau.

      Je n'hésitai pas une seconde, ainsi que vous le pensez bien; j'étais trop heureux de mettre un terme à cette promenade périlleuse, et je lâchai la patte de mon cygne, qui s'envola immédiatement, et qui s'éleva dans l'air en jetant des cris sauvages.

      Quant à moi, j'étais debout, n'ayant plus d'eau que jusqu'à l'aisselle, et après un nombre considérable d'éternuments, compliqués de toux et de hoquets, je me dirigeai en chancelant vers la rive, où je remis pied à terre avec satisfaction.

      J'avais eu tellement peur que je ne pensais pas à regarder où pouvait être mon sloop; je lui laissai finir paisiblement sa traversée, et courant aussi vite que mes jambes pouvaient le faire, je ne m'arrêtai qu'à la maison, où j'allai me mettre devant le feu pour sécher mes habits.

      CHAPITRE III

Nouveau péril

      Vous croyez peut-être que la leçon que j'avais reçue, en tombant dans le bassin, était assez forte pour qu'à l'avenir je craignisse d'approcher de l'eau. Pas le moins du monde; à cet égard l'expérience ne me servit pas, mais elle me fut utile sous un autre rapport: elle me fit comprendre l'avantage que possède un bon nageur, et sous l'impression du péril que je venais de courir dans le parc, je résolus de faire tous mes efforts pour apprendre à nager.

      Ma mère m'y encouragea vivement; et dans une de ses lettres, mon père, qui était en voyage, approuva cette résolution; il désigna même la méthode que je devais employer; je m'empressai de suivre ses conseils, et je m'appliquai à le satisfaire, car je savais que l'un de ses vœux était de me voir réussir. Tous les jours, en sortant de l'école, souvent deux fois dans la journée, pendant les grandes chaleur, je me plongeais dans la mer, où je battais l'eau, et me démenais avec l'animation d'un jeune marsouin. Quelques-uns de mes camarades, plus âgés que moi, me donnèrent une ou deux leçons, et j'eus bientôt le plaisir de faire la planche sans le secours de personne. Je me rappelle combien je me sentis fier lorsque j'eus accompli ce haut fait natatoire, et la sensation délicieuse


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