Lourdes. Emile Zola

Lourdes - Emile Zola


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partout une fontaine, dévorée d'un désir d'eau fraîche. À pas ralentis, madame Vincent promenait sur ses bras sa petite Rose, tâchant de lui sourire, de l'égayer en lui montrant des images violemment coloriées, que l'enfant, grave, regardait sans voir.

      Cependant, Pierre avait toutes les peines du monde à se frayer un chemin, au milieu de la foule qui noyait le quai. C'était inimaginable, le flot vivant, les éclopés et les gens valides, que le train avait vidé là, plus de huit cents personnes qui couraient, s'agitaient, s'étouffaient. Chaque wagon avait lâché sa misère, ainsi qu'une salle d'hôpital qu'on évacue; et l'on jugeait quelle somme effrayante de maux transportait ce terrible train blanc, qui finissait par avoir, sur son passage, une légende d'effroi. Des infirmes se traînaient, d'autres étaient portés, beaucoup restaient en tas sur le trottoir. Il y avait des poussées brusques, de violents appels, une hâte éperdue vers le buffet et la buvette. Chacun se pressait, allait à son affaire. C'était si court, cet arrêt d'une demi-heure, le seul qu'on dût avoir avant Lourdes! Et l'unique gaieté, au milieu des soutanes noires, des pauvres gens en vêtements usés, sans couleur précise, était la blancheur riante des petites sœurs de l'Assomption, toutes blanches et actives, avec leur cornette, leur guimpe et leur tablier de neige.

      Lorsque, enfin, Pierre arriva au fourgon de la cantine, vers le milieu du train, il le trouva déjà assiégé. Un fourneau à pétrole était là, ainsi que toute une petite batterie de cuisine, sommaire. Le bouillon, fait avec des jus concentrés, chauffait dans des bassines de fer battu; et le lait réduit, en boîtes d'un litre, n'était délayé et utilisé qu'au fur et à mesure des besoins. Quelques autres provisions occupaient une sorte d'armoire, des biscuits, des fruits, du chocolat. Mais, devant les mains avides qui se tendaient, la sœur Saint-François, chargée du service, une femme de quarante-cinq ans, courte et grasse, à bonne figure fraîche, perdait un peu la tête. Elle dut continuer sa distribution, en écoutant Pierre qui appelait le médecin, installé dans un autre compartiment du fourgon, avec sa pharmacie de voyage. Puis, comme le jeune prêtre donnait des explications, parlait du malheureux qui se mourait, elle se fit remplacer, elle voulut aller le voir, elle aussi.

      – Ma sœur, c'est que je venais vous demander un bouillon pour une malade.

      – Eh bien! monsieur l'abbé, je vais le porter. Marchez devant.

      Ils se dépêchèrent, les deux hommes échangeant des questions et des réponses rapides, suivis par la sœur Saint-François qui portait le bol de bouillon, pleine de prudence, au milieu des coudoiements de la foule. Le médecin était un garçon brun, d'environ vingt-huit ans, robuste, très beau, avec une tête de jeune empereur romain, comme il en pousse encore aux champs brûlés de Provence. Dès que sœur Hyacinthe l'aperçut, elle eut une surprise, une exclamation.

      – Comment! c'est vous, monsieur Ferrand?

      Tous deux restaient ébahis de la rencontre. Les sœurs de l'Assomption ont la mission brave de soigner les malades, uniquement les malades pauvres, ceux qui ne peuvent payer, qui agonisent dans les mansardes; et elles passent ainsi leur existence avec les indigents, s'établissent près du grabat, dans l'étroite pièce, donnent les soins les plus intimes, font la cuisine, le ménage, vivent là en servantes et en parentes, jusqu'à la guérison ou jusqu'à la mort. C'était de la sorte que sœur Hyacinthe, si jeune, avec son visage de lait où ses yeux bleus riaient sans cesse, s'installa un jour chez ce garçon, alors étudiant, en proie à une fièvre typhoïde, et d'une telle pauvreté, qu'il habitait rue du Four une espèce de grenier, en haut d'une échelle, sous les toits. Elle ne l'avait plus quitté, l'avait sauvé, avec sa passion de ne vivre que pour les autres, en fille trouvée autrefois à la porte d'une église, n'ayant d'autre famille que celle des souffrants, à qui elle se vouait, de tout son brûlant besoin d'aimer. Et quel mois adorable, quelle exquise camaraderie ensuite, dans cette pure fraternité de la souffrance! Quand il l'appelait «ma sœur», c'était vraiment à sa sœur qu'il parlait. Elle était une mère aussi, le levait, le couchait comme son enfant, sans que rien autre chose grandît entre eux qu'une pitié suprême, le divin attendrissement de la charité. Toujours elle se montrait gaie, sans sexe, sans autre instinct que de soulager et de consoler; et lui l'adorait, la vénérait, et il avait gardé d'elle le plus chaste et le plus passionné des souvenirs.

      – Oh! sœur Hyacinthe! sœur Hyacinthe! murmura-t-il, ravi.

      Un hasard seul les remettait face à face, car Ferrand n'était pas un croyant, et s'il se trouvait là, c'était qu'à la dernière minute, il avait bien voulu remplacer un ami, brusquement empêché de partir. Depuis une année bientôt, il était interne à la Pitié. Ce voyage à Lourdes, dans des conditions si particulières, l'intéressait.

      Mais la joie de se revoir leur faisait oublier l'homme. Et la sœur se reprit.

      – Voyez donc, monsieur Ferrand, c'est pour ce pauvre homme. Nous l'avons cru mort un instant… Depuis Amboise, il nous donne bien des craintes, et je viens d'envoyer chercher les Saintes Huiles… Est-ce que vous le trouvez si bas? Est-ce que vous ne pourriez pas le ranimer un peu?

      Déjà, le jeune médecin l'examinait; et les autres malades, restés dans le wagon, se passionnèrent, regardèrent. Marie, à qui la sœur Saint-François avait donné le bol de bouillon, le tenait d'une main si vacillante, que Pierre dut le prendre et essayer de la faire boire; mais elle ne pouvait avaler, elle n'acheva pas le bouillon, les yeux fixés sur l'homme, attendant, comme s'il se fût agi de sa propre existence.

      – Dites, demanda de nouveau sœur Hyacinthe, comment le trouvez-vous? Quelle maladie a-t-il?

      – Oh! quelle maladie? murmura Ferrand. Il les a toutes!

      Puis, il tira une petite fiole de sa poche, essaya d'introduire quelques gouttes, à travers les dents serrées du malade. Celui-ci poussa un soupir, souleva les paupières, les laissa retomber; et ce fut tout, il ne donna pas d'autre signe de vie.

      Sœur Hyacinthe, si calme d'habitude, qui ne désespérait jamais, eut une impatience.

      – Mais c'est terrible! et sœur Claire des Anges qui ne reparaît pas! Je lui ai pourtant bien indiqué le wagon du père Massias… Mon Dieu! qu'allons-nous devenir?

      Voyant qu'elle ne pouvait être utile, sœur Saint-François allait retourner au fourgon. Auparavant, elle demanda si l'homme, peut-être, ne se mourait pas de faim, tout simplement; car cela arrivait, et elle n'était venue que pour offrir ses provisions. Puis, comme elle partait, elle promit, dans le cas où elle rencontrerait sœur Claire des Anges, de la faire se hâter; et elle n'était pas à vingt mètres, qu'elle se retourna, en montrant d'un grand geste la sœur qui revenait seule, de sa marche discrète et menue.

      Penchée à la portière, sœur Hyacinthe multipliait les appels.

      – Arrivez donc, arrivez donc!.. Eh bien! et le père Massias?

      – Il n'est pas là.

      – Comment! il n'est pas là?

      – Non. J'ai eu beau me presser, on ne peut pas avancer vite, parmi tout ce monde. Lorsque je suis arrivée au wagon, le père Massias était déjà descendu et sorti de la gare, sans doute.

      Elle expliqua que le père, selon ce qu'on racontait, devait avoir un rendez-vous avec le curé de Sainte-Radegonde. Les autres années, le pèlerinage national s'arrêtait pendant vingt-quatre heures: on mettait les malades à l'hôpital de la ville, on se rendait à Sainte-Radegonde en procession. Mais, cette année-là, un obstacle s'était produit, le train allait filer droit sur Lourdes; et le père était sûrement par là, avec le curé, causant, ayant quelque affaire ensemble.

      – On m'a bien promis de faire la commission, de l'envoyer ici avec les Saintes Huiles, dès qu'on le retrouvera.

      C'était un véritable désastre pour sœur Hyacinthe. Puisque la science ne pouvait rien, peut-être les Saintes Huiles auraient-elles soulagé le malade. Souvent, elle avait vu cela.

      – Oh! ma sœur, ma sœur, que j'ai de peine!.. Vous ne savez pas, si vous étiez bien gentille, vous retourneriez là-bas, vous guetteriez le père, de façon à me l'amener, dès qu'il paraîtra.

      – Oui, ma sœur, répondit docilement sœur Claire


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