Lourdes. Emile Zola
c'était bien cela. Si ce train lamentable roulait, roulait toujours, si ce wagon était plein, si les autres étaient pleins; si la France et le monde, du plus loin de la terre, étaient sillonnés par des trains pareils; si des foules de trois cent mille croyants, charriant avec elles des milliers de malades, se mettaient en branle d'un bout de l'année à l'autre: c'était que, là-bas, la Grotte flambait dans sa gloire comme un phare d'espoir et d'illusion, comme la révolte et le triomphe de l'impossible sur l'inexorable matière. Jamais roman plus passionnant n'avait été écrit pour exalter les âmes, au-dessus des rudes conditions de l'existence. Rêver ce rêve, là était le grand bonheur ineffable. Les pères de l'Assomption n'avaient vu, d'année en année, s'élargir le succès de leurs pèlerinages, que parce qu'ils vendaient aux peuples accourus de la consolation, du mensonge, ce pain délicieux de l'espérance dont l'humanité souffrante a une continuelle faim, que rien n'apaisera jamais. Et ce n'étaient pas seulement les plaies physiques qui criaient du besoin d'être guéries, tout l'être moral et intellectuel clamait sa misère, dans un désir insatiable de bonheur. Être heureux, mettre la certitude de sa vie dans la foi, s'appuyer jusqu'à la mort sur ce solide bâton de voyage, tel était le désir qui sortait de toutes les poitrines, qui faisait s'agenouiller toutes les douleurs morales, demandant la continuation de la grâce, la conversion des êtres chers, le salut spirituel de soi-même et de ceux qu'on aime. L'immense cri se propageait, montait, emplissait l'espace: être heureux à jamais, dans la vie et dans la mort!
Et Pierre les avait bien vus tous, les souffrants qui l'entouraient, ne plus sentir les cahots des roues, retrouver des forces, à chaque lieue dévorée qui les rapprochait du miracle. Madame Maze, elle-même, devenait bavarde, dans la certitude que la sainte Vierge lui rendrait son mari. Madame Vincent, souriante, berçait doucement la petite Rose, en la trouvant bien moins malade que ces enfants à demi morts qu'on plongeait dans l'eau glacée et qui jouaient. M. Sabathier plaisantait avec M. de Guersaint, lui expliquait qu'en octobre, quand il aurait des jambes, il irait faire un tour à Rome, un voyage qu'il remettait depuis quinze ans. Madame Vêtu, calmée, l'estomac tiraillé seulement, croyant qu'elle avait faim, demandait à madame de Jonquière de lui laisser tremper des mouillettes de biscuit dans un verre de lait; tandis qu'Élise Rouquet, oubliant sa plaie, mangeait une grappe de raisin, à visage découvert. Et la Grivotte, assise sur son séant, et le frère Isidore, qui avait cessé de se plaindre, gardaient de tous ces beaux contes une telle fièvre heureuse, qu'ils s'inquiétaient de l'heure, ayant l'impatience de la guérison. Mais l'homme surtout, pendant une minute, ressuscita. Comme sœur Hyacinthe essuyait de nouveau la sueur froide de son visage, il ouvrit les paupières, tandis qu'un sourire éclairait un instant sa face. Une fois encore, il avait espéré.
Marie gardait, dans sa petite main tiède, la main de Pierre. Il était sept heures, on ne devait être à Bordeaux qu'à sept heures et demie; et le train en retard, pour rattraper les minutes perdues, hâtait de plus en plus sa marche, dans une vitesse folle. L'orage avait fini par couler, une douceur infiniment pure tombait du grand ciel clair.
– Oh! Pierre, que c'est beau, que c'est beau! répéta de nouveau Marie, en lui serrant la main de toute sa tendresse.
Et, se penchant vers lui, à demi-voix:
– Pierre, j'ai vu la sainte Vierge, tout à l'heure, et c'est votre guérison que j'ai demandée et obtenue.
Le prêtre, comprenant, fut bouleversé par les yeux de divine lumière qu'elle fixait sur les siens. Elle s'était oubliée, elle avait demandé sa conversion; et ce souhait de foi, qui sortait candide de cette créature souffrante et si chère, lui retournait l'âme. Pourquoi donc ne croirait-il pas, un jour? Lui-même restait éperdu de tant de récits extraordinaires. La chaleur étouffante du wagon l'avait étourdi, la vue des misères entassées là faisait saigner sa chair pitoyable. Et la contagion agissait, il ne savait plus bien où s'arrêtaient le réel et le possible, incapable, au milieu de cet amas de faits stupéfiants, de faire le partage, d'expliquer les uns et de rejeter les autres. Un moment, comme un cantique de nouveau s'élevait, l'emportait au fil entêté de son obsession, il ne s'appartint plus, il s'imagina qu'il finissait par croire, dans le vertige halluciné de cet hôpital roulant, roulant toujours, à toute vapeur.
V
Le train quitta Bordeaux après un arrêt de quelques minutes, durant lequel ceux qui n'avaient pas dîné, se hâtèrent d'acheter des provisions. D'ailleurs, les malades ne cessaient de boire un peu de lait, de réclamer un biscuit, comme des enfants. Et, tout de suite, dès qu'on fut de nouveau en marche, sœur Hyacinthe tapa dans ses mains.
– Allons, dépêchons-nous, la prière du soir!
Alors, pendant près d'un quart d'heure, il y eut un bourdonnement confus, des Pater, des Ave, un examen de conscience, un acte de contrition, un abandon de soi-même à Dieu, à la sainte Vierge et aux saints, tout un remerciement de l'heureuse journée, que termina une prière pour les vivants et pour les fidèles trépassés.
– Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit… Ainsi soit-il!
Il était huit heures dix, le crépuscule noyait déjà la campagne, une plaine immense, prolongée par les brumes du soir, et où s'allumaient, au loin, dans les maisons perdues, des étincelles vives. Les lampes du wagon vacillaient, éclairaient d'une lumière jaune l'entassement des bagages et des pèlerins, secoués par un mouvement de lacets continu.
– Vous savez, mes enfants, reprit sœur Hyacinthe, restée debout, que je ferai faire le silence à Lamothe, à environ une heure d'ici. Vous avez donc une heure pour vous amuser; mais soyez sages, ne vous excitez pas trop. Et, après Lamothe, vous entendez bien, plus un mot, plus un souffle, je veux que vous dormiez tous!
Cela les fit rire.
– Ah! mais, c'est la règle, vous êtes sûrement trop raisonnables pour ne pas obéir.
Depuis le matin, en effet, ils avaient rempli ponctuellement le programme des exercices religieux, indiqués heure par heure. Maintenant que toutes les prières avaient été dites, les chapelets récités, les cantiques chantés, c'était la journée finie, une courte récréation avant le repos. Mais ils ne savaient que faire.
– Ma sœur, proposa Marie, si vous vouliez bien autoriser monsieur l'abbé à nous faire une lecture? Il lit parfaitement, et j'ai justement là un petit livre, une histoire de Bernadette si jolie…
On ne la laissa pas achever, tous crièrent, avec une passion éveillée d'enfants auxquels on promet un beau conte:
– Oh! oui, ma sœur, oh? oui, ma sœur!
– Sans doute, dit la religieuse, je permets, du moment qu'il s'agit d'une bonne lecture.
Pierre dut consentir. Mais il voulait être sous la lampe, et il lui fallut changer de place avec M. de Guersaint, que cette annonce d'une histoire avait ravi autant que les malades. Et, quand le jeune prêtre, enfin installé, déclarant qu'il verrait assez clair, ouvrit le livre, un frémissement de curiosité courut d'un bout du wagon à l'autre, toutes les têtes s'allongèrent, recueillies, les oreilles tendues. Heureusement, il avait la voix claire, il put dominer les roues, dont le bruit n'était plus qu'un roulement assourdi, dans cette plaine immense et plate.
Mais, avant de commencer, Pierre examinait le livre. C'était un de ces petits livres de colportage, sortis des presses catholiques, répandus à profusion par toute la chrétienté. Mal imprimé, de papier humble, il portait, sur sa couverture bleue, une Notre-Dame de Lourdes, une naïve image d'une grâce raidie et gauche. Une demi-heure suffirait certainement pour le lire, sans hâte.
Et Pierre commença, de sa belle voix nette, au timbre doux et pénétrant.
– «C'était à Lourdes, petite ville des Pyrénées, le jeudi 11 février 1858. Le temps était froid et un peu couvert. On manquait de bois pour préparer le dîner, dans la maison du pauvre, mais honnête meunier François Soubirous. Sa femme, Louise, dit à sa seconde fille, Marie: «Va ramasser du bois sur le bord du Gave ou dans les communaux.» Le Gave est le nom d'un torrent qui traverse Lourdes.
«Marie avait une sœur aînée, nommée Bernadette, récemment arrivée de