Lourdes. Emile Zola
Le nez pincé, les paupières bleuies, fermées dans sa face de cire, l'enfant ne pouvait parler; et elle n'avait qu'une petite plainte, un gémissement doux, qui chaque fois déchirait le cœur de la mère, penchée sur elle.
– Mangerait-elle un peu de raisin? offrit timidement la dame, muette jusque-là. J'en ai, dans mon panier.
– Merci, madame, répondit l'ouvrière. Elle ne prend que du lait, et encore… J'ai eu soin d'en emporter une bouteille.
Et, cédant au besoin de confidence des misérables, elle dit son histoire. Elle s'appelait madame Vincent, elle avait perdu son mari, doreur de son état, emporté par la phtisie. Restée seule avec sa petite Rose, qui était sa passion, elle avait travaillé jour et nuit de son métier de couturière, pour l'élever. Mais la maladie était venue. Depuis quatorze mois, elle la gardait ainsi sur les bras, de plus en plus douloureuse et réduite, tombée à rien. Un jour, elle qui n'allait jamais à la messe, était entrée dans une église, poussée par le désespoir, implorant la guérison de sa fille; et, là, elle avait entendu une voix qui lui disait de l'emmener à Lourdes, où la sainte Vierge la prendrait en pitié. Ne connaissant personne, ne sachant même pas comment s'organisaient les pèlerinages, elle n'avait eu qu'une idée: travailler, économiser l'argent du voyage, prendre un billet, et partir avec les trente sous qui lui restaient, et n'emporter qu'une bouteille de lait pour l'enfant, sans même songer à s'acheter pour elle un morceau de pain.
– Quelle maladie a-t-elle donc, la chère petite? reprit la dame.
– Oh! madame, c'est bien sûr le carreau. Mais les médecins ont des noms à eux… D'abord, elle n'a eu que des petits maux de ventre. Ensuite, le ventre s'est gonflé, et elle souffrait, oh! si fort, à vous arracher les larmes des yeux. Maintenant, le ventre s'est aplati; seulement, elle n'existe plus, elle n'a plus de jambes, tant elle est maigre; et elle s'en va en sueurs continuelles…
Puis, comme Rose avait gémi en ouvrant les paupières, la mère se pencha, bouleversée, pâlissante.
– Mon bijou, mon trésor, qu'est-ce que tu as?.. Veux-tu boire?
Mais déjà la fillette, dont on venait de voir les yeux vagues, d'un bleu de ciel brouillé, les refermait; et elle ne répondit même pas, retombée à son anéantissement, toute blanche dans sa robe blanche, une coquetterie suprême de la mère, qui avait voulu cette dépense inutile, dans l'espoir que la Vierge serait plus douce pour une petite malade bien mise et toute blanche.
Au bout d'un silence, madame Vincent reprit:
– Et vous, madame, c'est pour vous que vous allez à Lourdes?.. On voit bien que vous êtes malade.
Mais la dame s'effara, rentra douloureusement dans son coin, en murmurant:
– Non, non! je ne suis pas malade… Plût à Dieu que je fusse malade! Je souffrirais moins.
Elle se nommait madame Maze, avait au cœur un inguérissable chagrin. Après avoir fait un mariage d'amour avec un gros garçon réjoui, la lèvre en fleur, elle s'était vue abandonnée, au bout d'un an de lune de miel. Toujours en tournée, voyageant pour la bijouterie, son mari, qui gagnait beaucoup d'argent, disparaissait pendant des six mois, la trompait d'une frontière à l'autre de la France, emmenait même avec lui des créatures. Et elle l'adorait, elle en souffrait si affreusement, qu'elle s'était jetée dans la religion. Enfin, elle venait de se décider à se rendre à Lourdes, pour supplier la Vierge de convertir son mari et de le lui rendre.
Madame Vincent, sans comprendre, sentit pourtant là une grande douleur morale; et toutes deux continuèrent à se regarder, la femme abandonnée qui agonisait dans sa passion, et la mère qui se mourait de voir mourir son enfant.
Cependant, Pierre avait écouté, ainsi que Marie. Il intervint, il s'étonna que l'ouvrière n'eût pas fait hospitaliser sa petite malade. L'Association de Notre-Dame de Salut avait été fondée par les Pères Augustins de l'Assomption, après la guerre, dans le but de travailler au salut de la France et à la défense de l'Église, par la prière commune et par l'exercice de la charité; et c'étaient eux qui, provoquant le mouvement des grands pèlerinages, avaient particulièrement créé, et sans cesse élargi depuis vingt ans, le pèlerinage national qui se rendait chaque année à Lourdes, vers la fin du mois d'août. Toute une organisation savante s'était ainsi peu à peu perfectionnée, des aumônes considérables recueillies par le monde entier, des malades enrôlés dans chaque paroisse, des traités passés avec les compagnies de chemins de fer; sans compter l'aide si active des petites sœurs de l'Assomption et la création de l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut, vaste affiliation de tous les dévouements, où des hommes et des femmes, du beau monde pour la plupart, placés sous les ordres du directeur des pèlerinages, soignaient les malades, les transportaient, assuraient la bonne discipline. Les malades devaient faire une demande écrite pour obtenir l'hospitalisation, qui les défrayait des moindres dépenses du voyage et du séjour; on les prenait à leur domicile et on les y ramenait; ils n'avaient donc qu'à emporter quelques vivres de route. Le plus grand nombre étaient, à la vérité, recommandés par des prêtres ou par des personnes charitables, qui veillaient à l'enquête, à la formation du dossier, les pièces d'identité nécessaires, les certificats des médecins. Après quoi, les malades n'avaient plus à s'occuper de rien, n'étaient plus que de la triste chair à souffrance et à miracles, entre les mains fraternelles des hospitaliers et des hospitalières.
– Mais, madame, expliquait Pierre, vous n'auriez eu qu'à vous adresser au curé de votre paroisse. Cette pauvre enfant méritait toutes les sympathies. On l'aurait acceptée immédiatement.
– Je ne savais pas, monsieur l'abbé.
– Alors comment avez-vous fait?
– Monsieur l'abbé, je suis allée prendre un billet à un endroit que m'avait indiqué une voisine qui lit les journaux.
Elle parlait des billets, à prix très réduit, qu'on distribuait aux pèlerins qui pouvaient payer. Et Marie, écoutant, était prise d'une grande pitié et d'un peu de honte: elle qui n'était pas absolument sans ressources, avait réussi à se faire hospitaliser, grâce à Pierre, tandis que cette mère et sa triste enfant, après avoir donné leurs pauvres économies, restaient sans un sou.
Mais une secousse plus rude du wagon lui arracha un cri.
– Oh! père, je t'en prie, soulève-moi un peu. Je ne puis plus rester sur le dos.
Et, lorsque M. de Guersaint l'eut assise, elle soupira profondément. On venait à peine de dépasser Étampes, à une heure et demie de Paris, et la fatigue déjà commençait, avec le soleil plus chaud, la poussière et le bruit. Madame de Jonquière s'était mise debout, pour encourager la jeune fille d'une bonne parole, par-dessus la cloison. Sœur Hyacinthe se leva de nouveau, elle aussi, tapa gaiement dans ses mains, afin de se faire entendre et obéir, d'un bout du wagon à l'autre.
– Allons, allons! ne songeons pas à nos bobos. Prions et chantons, la sainte Vierge sera avec nous.
Elle-même entama le Rosaire, d'après les paroles de Notre-Dame de Lourdes; et tous les malades et les pèlerins la suivirent. C'était le premier chapelet, les cinq mystères joyeux, l'Annonciation, la Visitation, la Nativité, la Purification et Jésus retrouvé. Puis, tous entonnèrent le cantique: «Contemplons le céleste archange…» Les voix se brisaient dans le grondement des roues, on n'entendait que la houle assourdie de ce troupeau, qui étouffait au fond du wagon fermé, roulant sans fin.
Bien qu'il pratiquât, M. de Guersaint ne pouvait jamais aller jusqu'au bout d'un cantique. Il se levait, se rasseyait. Il finit par s'accouder à la cloison et par causer, à demi-voix, avec un malade assis contre cette cloison même, dans le compartiment voisin. M. Sabathier était un homme d'une cinquantaine d'années, trapu, la tête grosse et bonne, complètement chauve. Depuis quinze ans, il était frappé d'ataxie, ne souffrant que par accès, mais les jambes prises, complètement perdues; et sa femme, qui l'accompagnait, les lui déplaçait comme des jambes mortes, quand elles finissaient par trop lui peser, pareilles à des lingots de plomb.
– Oui, monsieur, tel que vous me voyez, je suis un ancien professeur de cinquième du lycée Charlemagne. D'abord, j'ai