Chronique de 1831 à 1862. T. 1. Dorothée Dino

Chronique de 1831 à 1862. T. 1 - Dorothée Dino


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que chacun soit libre de tout engagement et puisse voter comme il lui plaira. Le Chancelier s'emploie fort à faire adopter ce biais, mais lord Grey, qui paraît évidemment désireux de se retirer des affaires, pourra bien faire manquer cette combinaison.»

      Londres, 28 mai 1834.– Après beaucoup d'agitations et d'incertitudes, lord Grey s'est décidé à laisser sortir du ministère M. Stanley et sir James Graham, dont l'exemple sera probablement suivi par le duc de Richmond et lord Ripon; et lui, lord Grey, reste, en se rangeant du côté de la motion de M. Ward. Il avait eu, un moment, le bon instinct de se retirer aussi, mais M. Ellice, qui le gouverne maintenant, l'a poussé dans une autre voie, et le Chancelier a fortement agi sur le Roi, qui, à son tour, a prié lord Grey de rester.

      Hier, les ministres se louaient du Roi avec des attendrissements infinis. Ce pauvre Roi a soutenu «la réforme» malgré tous ses scrupules politiques: il abandonne aujourd'hui le clergé, malgré ses scrupules de conscience; aussi le Chancelier disait-il, hier, que c'était un grand Roi, et ajoutait, avec une satisfaction joyeuse et l'enivrement de paroles qui lui est propre, que la journée d'hier était la seconde grande journée révolutionnaire bénigne des annales de l'Angleterre moderne. Cet étrange Chancelier, sans dignité, sans convenance, sale, cynique, grossier, se grisant de vin et de paroles, vulgaire dans ses propos, malappris dans ses façons, venait dîner ici, hier, en redingote, mangeant avec ses doigts, me tapant sur l'épaule et racontant cinquante ordures. Sans les facultés extraordinaires qui le distinguent comme mémoire, instruction, éloquence et activité, personne ne le repousserait plus vivement que lord Grey. Je ne connais pas deux natures qui me paraissent plus diamétralement opposées. Lord Brougham, merveilleux aux Communes, est un perpétuel objet de scandale à la Chambre Haute, où il met tout sens dessus dessous, où lui, Chancelier, est souvent rappelé à l'ordre, où il embarrasse lord Grey à tout instant par ses incartades; aussi, il ne s'y sent pas sur son terrain, et je crois que le jour où il pourrait ensevelir la Pairie de ses propres mains, il ne s'en ferait pas faute.

      Il dînait hier ici avec M. Dupin, autre produit grossier de l'époque, sentencieux et criard comme un vrai procureur, avec la plus lourde vanité plébéienne qui apparaît à tout instant. Le premier mot qu'il a dit au Chancelier, qui se souvenait de l'avoir vu il y a quelques années, a été celui-ci: «Oui, quand nous étions avocats tous deux…»

      Lord Althorp a demandé, hier, aux Communes, l'ajournement de la motion de M. Ward, pour avoir le temps de remplir les vides laissés par la retraite de quelques membres du Cabinet, ce qui a été accordé.

      On ne peut imaginer ce qui inspire à la duchesse de Kent une mauvaise grâce aussi continue contre la Reine. Malgré son refus de conduire la princesse Victoria à Windsor, la Reine a voulu aller la voir à Kensington avant-hier au soir. La duchesse de Kent a refusé, sous le plus léger prétexte, de recevoir la Reine; celle-ci en est péniblement affectée. Personne ne peut comprendre le motif d'une semblable conduite. Lord Grey, hier, l'attribuait à sir John Conroy, le chevalier d'honneur de la Duchesse, qu'on dit fort ambitieux, fort borné, et très puissant auprès d'elle. Il croit que sous la Régence de la Duchesse, il est appelé à jouer un grand rôle, qu'il veut escompter dès à présent, et s'imaginant avoir été blessé dans je ne sais quelle occasion par la Cour de Saint-James, il s'en venge en semant l'aigreur et la discorde dans la famille royale. J'ai su la dernière scène de Kensington par le Dr Küper, chapelain allemand de la Reine, qui, en sortant, hier matin, de chez Sa Majesté, est venu me parler de l'affliction de cette bonne Princesse. Lord Grey, à qui j'en parlais, hier à dîner, m'a dit que le Roi Léopold, en quittant l'Angleterre, lui avait dit qu'il était inquiet de laisser sa sœur livrée aux conseils d'un aussi mauvais esprit que celui de ce chevalier Conroy; qu'heureusement la princesse Victoria ayant quinze ans, et devant être majeure à dix-huit, la régence de la duchesse de Kent serait, ou bien nulle, ou du moins fort courte.

      Londres, 29 mai 1834.– La princesse Victoria ne paraît encore qu'aux deux «Drawing-rooms» qui sont destinés à fêter les jours de naissance du Roi et de la Reine. J'ai trouvé à celui d'hier, qui, par parenthèse, a duré trois grandes heures, pendant lesquelles la défilade a été de plus de dix-huit cents personnes, que cette jeune princesse avait vraiment beaucoup gagné depuis trois mois. Ses manières sont parfaites, et elle sera, un jour, assez agréable pour être presque jolie. Elle aura, comme tous les Princes, le don de se tenir longtemps sur ses jambes sans fatigue ni impatience. Nous succombions, hier, toutes, tour à tour; la femme du nouveau ministre grec, seule, que son culte habitue à rester longtemps debout, a très bien supporté cette corvée! Elle est d'ailleurs soutenue par la curiosité et la surprise; elle s'étonne de tout, fait des questions naïves, des réflexions et des méprises amusantes. C'est ainsi que, voyant le Chancelier passer en grande robe et perruque, et portant le sac brodé qui contient les sceaux, elle l'a pris pour un évêque portant l'Évangile, ce qui, appliqué à lord Brougham, était particulièrement comique.

      La princesse de Lieven a paru, hier, pour la première fois, dans le costume national russe, qui est nouvellement adopté, à Saint-Pétersbourg, pour les occasions d'apparat. Ce costume est si noble, si riche, si gracieux, qu'il va bien à toutes les femmes, ou, pour mieux dire, qu'il ne va mal à aucune. Celui de la Princesse était particulièrement bien arrangé et lui allait bien, le voile dissimulant la maigreur de son col.

      On ne parlait hier, à la Cour et ailleurs, que de la retraite des quatre membres du ministère, qui lui ôte une grande force morale, surtout celle de M. Stanley, à cause de ses grands talents, et celle du duc de Richmond, à cause de sa considération personnelle. Les conservatifs sont fort satisfaits; ils voient, par là, leurs rangs se grossir, ceux de leurs adversaires, si ce n'est s'affaiblir numériquement, du moins se mal recruter. On parlait de lord Mulgrave, lord Ebrington, Mr Abercromby, Mr Spring Rice pour entrer au Cabinet, mais rien n'était encore décidé.

      Au grand dîner diplomatique qui, pour la fête du Roi, a eu lieu chez le ministre des Affaires étrangères, lord Palmerston avait, pour la première fois, invité des femmes. Assis entre la princesse de Lieven et moi, il était en froideur à droite, en fraîcheur à gauche; il était évidemment mal à l'aise, quoique son embarras ne fût nullement augmenté de n'avoir pas été dans son salon, à l'arrivée des dames, d'y être venu tout à son aise et sans même nous faire la plus petite excuse.

      M. Dupin, fort bien traité ici par un monde brillant et élevé, y prend assez de goût pour faire le difficile sur celui de Paris. Ne s'avise-t-il pas de trouver, lui, que la Cour des Tuileries manque de dignité, que les femmes n'y sont pas assez bien mises, que tout y est trop confondu et que le Roi Louis-Philippe ne trône pas assez! Allant à des dîners, aux «Drawing-rooms», à la Cour, aux soirées, aux concerts, à l'Opéra, au bal, aux courses, M. Dupin est lancé dans un train de dissipations qui en fera une espèce de dandy fort grotesque, je m'en flatte, et qui étonnera un peu Paris.

      Mme de Lieven, qui parle volontiers du feu roi George IV, me disait qu'il avait une telle aversion pour la roture, qu'il n'avait jamais fait aucune politesse à M. Decazes, qu'il ne l'avait vu qu'une seule fois, et cela à l'occasion des lettres de créance qu'il lui a présentées. Quant à Mme Decazes, n'ayant pas eu de «Drawing-room» pendant la durée du séjour qu'elle a fait à Londres, il a pu se dispenser de la recevoir, et on n'a jamais pu le décider à lui accorder une audience particulière ou à l'inviter à Carlton-House. Il en a agi presque aussi rudement avec la princesse de Polignac, dont l'obscure origine anglaise lui était importune. Quant à Mme Falk, le motif pour lequel elle n'a pas vu le feu Roi est plus singulier encore: Mme Falk a une grosse beauté flamande fortement développée qui offusquait particulièrement lady Conyngham, comme trop dans les goûts du Roi; elle a toujours empêché qu'elle ne fût reçue.

      M. Dupin a été si frappé du beau costume des femmes, à la Cour d'Angleterre, qu'il m'a fait, à ce sujet, une phrase vraiment amusante: «Il faudrait que la Reine des Français établît aussi un costume de Cour: on prélèverait ainsi sur nos vanités bourgeoises, qui ont la rage de se montrer à la Cour, l'impôt d'un grand habit.»

      Londres, 30 mai 1834.– Les ratifications portugaises au traité de la Quadruple Alliance sont enfin arrivées, mais inexactes et incomplètes. Le préambule en entier du traité est


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