Chronique de 1831 à 1862. T. 1. Dorothée Dino
d'Élisabeth de Béranger, avec un de mes cousins, riche et bien élevé, Charles de Vogüé. Elle était fort recherchée, car, à de la naissance et de la fortune, elle joint de la beauté et des talents. Je l'ai beaucoup connue dans son enfance; elle était alors fort gentille, très vive, et pas mal indépendante, ce qui, dans une fille unique, idolâtrée par son père, a dû fort augmenter depuis la mort de sa mère. Celle-ci était une des plus aimables femmes que j'aie connues, par son esprit, son caractère et ses manières; elle avait été très belle, on le voyait bien. Ses façons étaient caressantes et douces; elle parlait avec une élégance et une correction remarquables; amie dévouée, je n'ai vu personne, excepté Mme de Vaudémont, laisser un vide aussi senti et des regrets aussi prolongés; ses ennemis (la distinction en a toujours) prétendaient que la douceur de ses manières l'avait entraînée fort loin, pendant son veuvage du duc de Châtillon; qu'elle était devenue plus tard bel esprit, et quelques critiques prétendaient aussi qu'il y avait, dans sa conversation, une éloquence étudiée qui la rendait fatigante; je ne m'en suis jamais aperçue; je me plaisais beaucoup dans sa société, elle m'a toujours laissé l'idée qu'elle se plaisait dans la mienne; nous avions des amitiés communes, qui nous attachaient par un lien de bienveillance, et, dans le monde, c'est chose rare, car on y est, malheureusement, bien plus souvent rapproché par des haines semblables que par des affections communes; c'est, je crois, ce qui rend les amitiés du monde si peu durables et si peu sûres; elles reposent souvent, trop souvent, sur une mauvaise base.
J'ai appris encore un autre mariage, celui de ma nièce à la mode de Bretagne, la princesse Biron, avec un Arménien, le colonel Lazareff, au service de Russie. On le dit d'une richesse fabuleuse, possédant des palais en Orient, des pierreries, des trésors enfin; je ne sais ce qui l'a conduit à Dresde, où il a fait la connaissance de ma jeune parente, qui vit près de sa sœur, la comtesse de Hohenthal. On la dit éblouie et passionnée; j'avoue que cette origine arménienne, cette magnificence à la façon des Mille et une nuits, m'étonnent, m'inquiètent un peu: les sorciers, les diseurs de bonne aventure, les chevaliers d'industrie, ont souvent les pays peu connus pour berceau; leurs pierreries tombent souvent en poussière de charbon, ils supportent rarement le grand jour! En un mot, j'aurais préféré pour ma cousine un peu plus de naissance, un peu moins de fortune, et quelque chose de moins oriental et de plus européen.
Londres, 12 mai 1834.– L'état fébrile et nerveux du roi d'Angleterre se manifeste de plus en plus; il dit vraiment des choses fort bizarres. Au bal de la Cour, il a dit à Mme de Lieven que les têtes se dérangeaient beaucoup depuis quelque temps, et, en indiquant son cousin, le duc de Gloucester, il a ajouté: «Celui-là, par exemple, croit à la transmigration des âmes: il croit que l'âme d'Alexandre le Grand et celle de Charles Ier ont passé dans la sienne.» La Princesse a ajouté assez légèrement: «Ah! les pauvres défunts doivent s'étonner beaucoup de s'être nichés là.» Le Roi l'a regardée avec un air incertain, puis il a ajouté, ce qui, pour lui, n'est vraiment pas trop mal trouvé: «Heureusement, il n'a pas assez d'esprit pour porter sa tête sur l'échafaud.»
Ce qui est plus fâcheux que ces propos ridicules, c'est qu'il dort peu, qu'il se met dans de fréquentes colères, qu'il a une manie guerrière, étrange et puérile: ainsi il va dans les casernes, fait manœuvrer un à un les soldats, donne les ordres les plus absurdes sans consulter les chefs, porte le désordre dans les régiments et s'expose à la risée des soldats. Le duc de Wellington, le duc de Gloucester, tous deux feld-maréchaux, et lord Hill, commandant en chef de l'armée, ont cru qu'il était de leur devoir de faire ensemble des représentations respectueuses, mais sérieuses: ils ont été très mal reçus; lord Hill a été le plus maltraité, et il en est resté consterné. On assurait que si cette pauvre tête royale partait tout à fait, ce serait à l'occasion de l'armée, car il se croit de grands talents militaires; ou sur le chapitre des femmes, près desquelles il se croit des mérites particuliers. On prétend qu'il n'est si pressé de faire partir la Reine que pour passer six semaines en garçon.
Il a déjà porté avant-hier, à la Reine, tous les cadeaux qu'elle sera dans le cas de faire sur le Continent; il pousse le temps par les épaules. La famille royale est fort inquiète, ou voudrait empêcher le Roi de s'exposer autant à la chaleur, de boire autant de vin de Xérès, de réunir autant de monde autour de lui; on voudrait enfin l'engager à mener une vie plus retirée jusqu'à ce que cette crise, plus forte que les autres, fût entièrement passée; mais il est peu gouvernable.
Parmi ses propos les plus bizarres, je dois citer celui d'avoir demandé au prince Esterhazy «si on se mariait en Grèce?» Et, sur l'air étonné du Prince, il a ajouté: «Mais oui, car, en Russie, vous savez bien qu'on ne se marie pas.»
Le bon duc de Gloucester, qui est très attaché au Roi, est sincèrement affligé; quant au duc de Cumberland, il s'en va, tout simplement, crier, dans les clubs, que le Roi est fou, et que c'est tout juste comme son père, ce qui est, à la fois, peu fraternel et peu filial. Quelques personnes songent déjà à qui irait la Régence, si ce triste état se prolongeait, ou se confirmait; car c'est encore un état fiévreux plus que ce n'est de la vraie démence. La duchesse de Kent n'est rien, aussi longtemps que le Roi marié vit et peut avoir des enfants; la princesse Victoria, héritière présomptive, n'est pas majeure; la question se débattrait donc entre la Reine et le duc de Cumberland, deux chances presque également défavorables au Cabinet actuel; aussi laissera-t-on le mal prendre un haut degré d'influence avant de l'avouer. Lord Grey mettait, hier, une affectation marquée à dire que le Roi ne s'était jamais mieux porté.
Quand on a su ici que Jérôme Bonaparte se disposait à y venir, on a prévenu la Cour de Wurtemberg, qu'il serait à désirer qu'il n'amenât pas la Princesse sa femme, parce que, malgré la proche parenté, on ne pourrait la recevoir. Jérôme est donc venu seul, et nonobstant l'avertissement, il n'en a pas moins désiré une audience du Roi d'Angleterre que M. de Mendelsloh, le ministre de Wurtemberg, a eu la sottise de demander. Au premier mot le Roi a dit: «Qu'il aille au diable!» Il est si vif sur la question des Bonaparte, qu'il a été au moment de défendre la Cour au duc de Sussex, pour avoir reçu Lucien, et qu'il a trouvé très mauvais que le Chancelier eût exposé le duc de Gloucester à rencontrer le prince de Canino à une soirée de lady Brougham.
Lord Durham a dîné, hier, chez nous, pour la première fois, et c'est pour la première fois aussi que j'ai causé avec lui directement. J'ai examiné les mouvements de sa figure: elle est très vantée, et, sans doute, avec raison, mais elle ne s'embellit pas lorsqu'il parle; le sourire surtout lui sied mal; le trait marquant de ses lèvres, c'est l'amertume; tous les reflets intérieurs déparent sa beauté. Un visage peut rester beau, lors même qu'il n'exprime pas la bienveillance, mais le rire qui n'est pas bon enfant me repousse singulièrement.
Lord Durham passe pour être spirituel, ambitieux, colère et surtout enfant gâté, le plus susceptible et le plus vaniteux des hommes. Avec des prétentions nobiliaires qui lui font reculer son origine jusqu'aux Saxons, tandis que lord Grey, son beau-père, ne se réclame que de la conquête, lord Durham n'en est pas moins dans toutes les doctrines les plus radicales. Ce n'est, dit-on, pour lui, qu'un moyen d'arriver au pouvoir; Dieu veuille que ce n'en soit pas un de le détruire.
Londres, 13 mai 1834.– Charles X a dit à Mme de Gontaut, le 25 avril: «L'éducation de Louise étant finie, je vous prie de partir après-demain 27.» Mademoiselle, qui aime beaucoup Mme de Gontaut, a été au désespoir19.
La duchesse de Gontaut a été très courageuse, elle a passé la journée du 26 à essayer de consoler Mademoiselle, mais sans succès. La vicomtesse d'Agoult remplace, dit-on, momentanément, Mme de Gontaut: c'est une sainte à la place d'une personne d'esprit. Cela s'est passé avant l'arrivée, à Prague, de Mme la duchesse de Berry, qui n'a dû y être que le 7 mai.
On m'a dit que Jérôme Bonaparte faisait le Roi tant qu'il pouvait. A l'Opéra, il est seul sur le devant de sa loge, et deux messieurs, qui l'accompagnent, sont debout derrière son fauteuil.
J'ai été, hier, passer plus d'une heure chez Mme la princesse Sophie d'Angleterre; elle est instruite, causante, animée, ce qui ne l'empêche pas, sous le prétexte de sa mauvaise santé, de vivre dans une assez grande retraite. La princesse
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Mme de Gontaut fut une victime de la petite Cour de Charles X où deux partis divisaient les fidèles: d'un côté les partisans de l'inertie non résignée, et, de l'autre, les partisans de l'action. Une lettre où Mme de Gontaut exprimait son mécontentement à sa fille, Mme de Rohan, fut saisie. Le Roi, qui y était accusé de faiblesse, fit de violents reproches à Mme de Gontaut, qui quitta Prague et la Cour après cet entretien.