Michel Strogoff. Adolphe d' Ennery
vous assistiez, du haut de ce balcon, à la fête populaire qui va commencer à minuit.
JOLLIVET. Soit, nous partirons demain!.. Si vous me le permettez, je vous ferai une proposition, monsieur Blount! Nous sommes rivaux.
BLOUNT.
Ennemis, mister!
LE GOUVERNEUR, riant.
Ennemis!
JOLLIVET. Ennemis, c'est convenu!.. Mais, attendons, pour ouvrir les hostilités, que nous soyons sur le théâtre de la guerre… et une fois là, chacun pour soi, et Dieu pour…
BLOUNT.
Et Dieu pour moi.
JOLLIVET. Et Dieu pour vous!.. Pour vous tout seul!.. Très bien. Cela va-t-il?
BLOUNT.
Non!.. cela ne allait pas!
JOLLIVET. Alors, la guerre tout de suite… mais je suis bon prince. (Lui prenant le bras et l'emmenant à l'écart.) Je vous annonce, petit père, comme disent les Russes, que les Tartares ont descendu le cours de l'Irtyche.
BLOUNT.
Ah! vous pensez que les Tertères…
JOLLIVET, riant. Et si je vous le dis, mon cher ennemi, c'est que j'en ai télégraphié la nouvelle à ma cousine, hier soir, à huit heures moins un quart! (Riant.) Ah! ah! ah!
BLOUNT. Et moi, hier, je l'avais télégraphié au Morning-Post, à sept heures et demie… Ah! ah! ah!
JOLLIVET.
L'animal!.. Je vous revaudrai ça, mon bon gros monsieur
Blount!
BLOUNT.
Vous moquez-vous encore, monsieur?..
JOLLIVET.
Eh bien, non, mon bon petit monsieur Blount!.. là!
BLOUNT.
Vous moquez toujours!
JOLLIVET.
Non…
BLOUNT, furieux. Vous moquez, je vous dis!.. Vous moquez, monsieur, vous êtes une mauvaise vilaine homme!.. une méchante personnage!.. vous êtes une… (Tranquillement) Comment vous appelez une personne qui parle sans politesse?..
JOLLIVET.
Un impertinent.
BLOUNT, tranquillement. Impertinente… Very well… merci! (Reprenant un ton furieux.) Vous êtes une impertinente, entendez-vous!..
JOLLIVET.
Très bien!
BLOUNT.
Et si vous continouyez!..
JOLLIVET.
Et si je continouye?..
BLOUNT.
Je finissais un jour par touyer vous!
JOLLIVET.
Me touyer?.. Comprends pas.
BLOUNT.
Oui!.. touyer avec une épi…
JOLLIVET.
Un épi de blé?
BLOUNT.
Non… une épi ou une pistolette…
JOLLIVET.
Epée! On dit une épée… ou un pistolet.
BLOUNT.
Epée vous dites?
JOLLIVET.
Oui.
BLOUNT.
Et pistolet?
JOLLIVET.
Oui.
BLOUNT. Oh! Very well, merci. (Avec colère.) Eh bien, je tuerai vous, avec une épi… épée ou un pistolet!
JOLLIVET.
A la bonne heure!.. Vous faites des progrès, élève Blount!..
Je suis content de vous!
BLOUNT.
Mister Jollivette.
JOLLIVET.
Jollivet, s'il vous plaît!.. Jollivette est ridicule.
BLOUNT.
Alors, j'appelai vous toujours Jollivette. (Avec force.)
Jollivette!.. Jollivette!.. Jollivette!.. Ah!..
LE GOUVERNEUR, rentrant.
Messieurs, j'entends les premiers accords de l'orchestre…
C'est notre danse nationale.
JOLLIVET.
Nous sommes à la disposition de Votre Excellence.
(Tous deux entrent dans le salon. Au moment où le gouverneur et le général vont franchir la porte, l'aide de camp rentre précipitamment par la gauche.)
SCENE VIII
LE GOUVERNEUR, LE GENERAL, L'AIDE DE CAMP.
L'AIDE DE CAMP, à demi-voix. Excellence, le fil télégraphique de Moscou à Irkoutsk est coupé!
LE GOUVERNEUR.
Que me dites-vous là?
L'AIDE DE CAMP. Les dépêches s'arrêtent à Kolyvan, à mi-chemin de la route sibérienne, dont les Tartares sont les maitres!
(Sur un signe du gouverneur les portières retombent.)
LE GOUVERNEUR. En sorte que la dépêche que nous avons transmise au Grand-Duc, celle qui désignait le jour où doit arriver, en vue d'Irkoutsk, l'armée de secours?..
L'AIDE DE CAMP.
Cette dépêche n'a pu parvenir à Son Altesse.
LE GOUVERNEUR. Ainsi, les Tartares, maitres de la route! La Sibérie orientale séparée du reste de l'empire moscovite! Le Grand-Duc, non prévenu du jour où il doit être secouru, où il doit opérer sa sortie!.. Il faut à tout prix… (Au général.) Général, n'y a-t-il pas au palais une compagnie de courriers du czar?
LE GENERAL.
Oui, Excellence.
LE GOUVERNEUR, se mettant à écrire. Connaissez-vous, dans cette compagnie, un homme qui puisse, à travers mille dangers, porter une lettre à Irkoutsk?
LE GENERAL. Il en est un dont je répondrais à Votre Excellence, et qui a plusieurs fois rempli, avec succès, des missions difficiles.
LE GOUVERNEUR.
A l'étranger?
LE GENERAL.
En Sibérie même.
LE GOUVERNEUR Qu'il vienne. (Le général dit un mot à l'aide de camp qui sort par la droite.) Il a du sang-froid, de l'intelligence, du courage?..
LE GENERAL. Il a tout ce qu'il faut pour réussir là où d'autres échoueraient.
LE GOUVERNEUR.
Son âge?
LE GENERAL.
Trente ans.
LE GOUVERNEUR.
C'est un homme vigoureux?
LE GENERAL. Il a déjà prouvé qu'il peut supporter jusqu'aux dernières limites le froid, la faim et la fatigue! Il a un corps de fer, un coeur d'or!
LE GOUVERNEUR.
Il se nomme?
LE GENERAL.
Michel Strogoff.
LE GOUVERNEUR.
Il faut que ce courrier arrive jusqu'au Grand-Duc, ou la
Sibérie est perdue!
SCENE IX
LES MEMES, STROGOFF.
(Michel Strogoff entre, et reste