La fabrique de mariages, Vol. I. Féval Paul

La fabrique de mariages, Vol. I - Féval Paul


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bonheur si vous vouliez, vous savez bien?..

      Clérambault s'arrêta.

      – Voulez-vous que je vous marie, monsieur Fromenteau? demanda-t-il.

      – Ah! patron! répondit le pauvre diable, dont les yeux se baissèrent mélancoliquement, – ne plaisantons pas là-dessus, je vous prie… chacun a ses affaires de cœur… Je suis né constant, et je n'épouserai jamais que Stéphanie.

      Il regarda Clérambault en dessous pour voir si celui-ci riait; mais Clérambault s'occupait déjà d'autre chose. Fromenteau, tout pâle et tout maigre, avec des yeux fatigués, cachés derrière des lunettes rondes, ne présentait pas un aspect très-séduisant, et cependant il y avait un sentiment si vrai sous le comique de ses paroles, que bien des gens l'eussent volontiers écouté.

      Il reprit avec ce plaisir triste qu'on éprouve à sonder sa propre maladie morale:

      – A peine au sortir de l'enfance…

      – Quatorze ans, au plus, je comptais, interrompit Clérambault sur l'air de Joseph vendu par ses frères.

      Fromenteau poussa un gros soupir; mais il poursuivit:

      – J'avais un peu davantage: seize ans, seize ans et demi… Ah! patron, il y a longtemps de cela! J'étais rhétoricien… elle portait les chapeaux chez une modiste de la rue Saint-Honoré… dans le haut… je la rencontrai un jour d'orage et je lui prêtai mon parapluie… je n'avais pas de position: elle épousa M. Lebel, son premier, suisse à Saint-Philippe du Roule… un homme que je n'aimais pas… Il mourut… si vous saviez comme elle est bien en veuve!.. Je déclarai mes sentiments; elle ne me rebuta pas… mais je n'avais pas de position faite; elle fut obligée, bien malgré elle, d'épouser son second, M. Mullois, garde du commerce… un homme que je détestais… il mourut aussi… J'accourus: je la trouvai embellie et occupée à remettre à la mode son ancien deuil de veuve… elle eut des bontés pour moi; mais, hélas! je n'avais pas encore de position faite: son troisième se présenta et fut accueilli, M. Mouillard, bandagiste… un homme que je n'ai jamais pu voir!..

      – Tournez à droite! commanda M. Garnier de Clérambault.

      Ils arrivaient à une petite ruelle qui passait entre le chantier et un marais plein de légumes sous cloches, pour rejoindre l'avenue d'Harcourt. Fromenteau tourna à droite dans la ruelle et continua en s'animant:

      – Il est mort, monsieur, il est mort!.. et n'est-ce pas une destinée? Stéphanie ne peut garder un seul de ses maris parce qu'il est écrit là-haut qu'elle sera ma femme…

      – Quelle âge a-t-elle? demanda M. Garnier de Clérambault.

      – Quarante-neuf ans… aux roses.

      – Et que ne l'épousez-vous?

      Fromenteau croisa les mains sur son ventre, à revers, et s'arrêta dans cette attitude qui peint le découragement.

      – Je n'ai pas encore de position faite, balbutia-t-il avec des larmes dans la voix… – à mon âge… avec l'éducation que j'ai reçue… je suis bachelier ès lettres, monsieur!.. et voilà que M. Moyneau pousse sa pointe tout doucement… gardien au passage du Saumon… bel uniforme… il sera son quatrième… je le sens à la dent que j'ai contre lui…

      – Nous voici dans un endroit où nous pouvons causer à l'aise, interrompit Clérambault; trêve de sottises!

      – Des sottises, monsieur! se récria Fromenteau, – quand il s'agit de ma félicité!.. Il me faut beaucoup de force morale pour achever, monsieur… mais j'achèverai: je m'en suis imposé le devoir… Que me manque-t-il pour être le quatrième de Stéphanie? une position faite. Vous pouvez me la donner…

      – Moi, mon bon?

      – Oui, monsieur… et à peu de frais… Vous n'ignorez pas que mon neveu Prosper est dentiste et qu'il a inventé une préparation dont les effets sont tout bonnement miraculeux… Avec une goutte de cet élixir…

      – Passez! fit Clérambault.

      – Très-bien, monsieur!.. Vous n'avez pas foi dans l'odontophile végétal

      – Pas la moindre.

      – Voulez-vous que je vous fournisse une preuve?..

      Fromenteau plongeait déjà sa main maigre dans la vaste poche de son habit noir.

      – Ce n'est pas nécessaire, dit le marieur en l'arrêtant; – que vous faut-il?

      – Stéphanie! répondit sans hésiter ce chevaleresque Fromenteau; – c'est-à-dire une position faite pour mériter Stéphanie, c'est-à-dire un billet de mille pour conquérir une position.

      Il y a des expressions qui tarent un homme. Sans ce mot billet de mille, nous aurions presque pris Fromenteau pour un troubadour. Mais billet de mille! Méfiez-vous profondément des gens d'esprit qui disent billet de mille au lieu de mille francs. C'est de l'argot. On parle ainsi au tapis-franc et à la bourse.

      Après cela, on peut être troubadour et malhonnête.

      – Monsieur Fromenteau, dit Clérambault d'un ton protecteur et hautain, – si nous sommes content de vous, je ne vois pas pourquoi on vous refuserait cette bagatelle… mais il faut qu'on soit content… très-content… Veuillez me rendre compte de vos démarches.

      Pour la troisième fois, Fromenteau se découvrit et montra sa tête dégarnie sans être chauve: une pauvre tête pointue de faiseur subalterne et malheureux.

      – Mes démarches, commença-t-il, ont été nombreuses et couronnées de succès. J'ai découvert, d'abord, le notaire de M. le comte Achille de Mersanz…

      – Bravo! dit Clérambault, qui ajouta aussitôt plus froidement: – c'est quelque chose… Qui est ce notaire?

      – M. Souëf (Isidore-Adalbert), rue de Babylone, no 7.

      – Je le connais… Depuis combien de temps fait-il les affaires de M. de Mersanz.

      – Depuis son émancipation.

      – En date?..

      Fromenteau consulta un de ces grands papiers qui sortaient de ses poches.

      – En date du 9 septembre 1816.

      – Vingt ans… supputa M. Clérambault; – Césarine n'a que dix-sept ans… Ce notaire était donc déjà dans la maison du temps de la première femme… C'est parfait!

      Fromenteau se frotta les mains en songeant à l'odontophile végétal, inventé par son neveu Prosper. Prosper lui avait offert une association pour exploiter ce précieux produit, moyennant mille francs comptants: six cents francs pour le local et le mobilier, quatre cents francs pour faire imprimer des petites affiches que Fromenteau s'était chargé lui-même de coller sur toutes les persiennes de tous les rez-de-chaussée. – Nous savons d'immenses fortunes qui ont eu des commencements beaucoup plus modestes.

      – Après? dit Clérambault.

      Fromenteau baissa le nez sur son papier.

      – Maître Souëf a cinq clercs, reprit-il: —Primo, Glayre (Charles-Jean), capax et notaire reçu, qui va prendre bientôt l'étude.

      Clérambault nota ce nom sur ses tablettes.

      – Secundo, poursuivit Fromenteau: M. Martineau (Théodore-Jean-Baptiste), vieux routier qui restera toujours second clerc; Tertio, M. Marcailloux (Ernest-Napoléon); Quarto, M. Midois (Amand-Fidèle).

      Le marieur nota encore ces trois noms et hocha la tête d'un air mécontent.

      – Quinto, acheva Fromenteau, M. Rodelet (Léon-Arthur).

      Clérambault referma précipitamment son carnet et donna un grand coup sur l'épaule pointue du pauvre diable.

      – Léon Rodelet! s'écria-t-il; – Léon Rodelet est clerc chez maître Souëf?

      – Isidore-Adalbert, repartit Fromenteau, qui s'inclina. – Ce


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