La fabrique de mariages, Vol. I. Féval Paul
barrière des Paillassons… Le lieutenant y sera, mort ou vif, foi d'homme!
II
– La pension Géran. —
Il y avait deux demoiselles Géran, mademoiselle Mélite, qui était la grande demoiselle Géran, et mademoiselle Philomène, plus humble, moins haute sur jambes et qui parlait aux parents dévots. Mademoiselle Mélite était pour les mondains. Elle appuyait sur l'instruction et les talents d'agréments; elle avait un mot pour gagner le cœur des mères à sa mode: brillant sujet.
Brillant sujet, soyez certains de cela, est une invention comme l'odontophile végétal. Brillant sujet mettait l'eau à la bouche de toutes les aïeules. Un brillant sujet, fille de procureur, peut devenir duchesse. Mademoiselle Mélite vous avait une manière de dire cela:
– Je puis vous promettre, madame, de faire avec ce cher ange un brillant sujet!
On avait vu sortir, en effet, de la pension Géran plusieurs brillants sujets.
Mademoiselle Mélite était savante. Elle parlait plusieurs langues. C'était elle qui avait traduit son enseigne en anglais, en allemand et en espagnol. Son influence s'exerçait principalement sur les bourgeois, qui la prenaient pour une femme de grand ton.
Mademoiselle Philomène, au contraire, exploitait le faubourg Saint-Germain. On ne peut prendre les vraies grandes dames que par la modestie. Mademoiselle Philomène était la modestie même. Elle parlait simplement, un peu vulgairement même, comme cela se fait exprès dans les salons purs, par haine du beau français des parvenus.
Elle avait aussi son mot, mademoiselle Philomène, un mot composé, un mot adroit jusqu'à la subtilité la plus raffinée. Elle disait à madame la marquise:
– Nous ferons de votre chère petite une honnête femme qui sera remarquée partout.
Comprenez-vous? honnête femme aurait blessé la dame de l'avoué. En parlant à certaines gens, ce mot femme est impoli. Le bourgeois n'entend pas raison, ventrebleu! Il n'a ni femme ni fille, il a sa dame et sa demoiselle. Quiconque oublie cette nuance a mauvais genre.
C'est le contraire au faubourg. – Et cependant honnête femme ne suffit pas pour traduire brillant sujet. Il faut autre chose. Cette expression niaise: brillant sujet, eût offensé sans doute madame la comtesse; mais madame la comtesse veut aussi pourtant que sa fille étincelle un petit peu.
Or, voilà! Philomène était tout simplement une demoiselle de génie. Elle avait trouvé ce protocole: «Une honnête femme qui sera remarquée partout.»
Bien des gens seront de notre opinion: ce protocole est sublime.
Philomène était l'aînée des demoiselles Géran. Notez, en passant, qu'il n'est pas indifférent de s'appeler Philomène. Elle s'occupait de l'éducation religieuse et de l'administration: ce n'était pas une fille à se mettre en avant. Mélite, la grande mademoiselle Géran, passait en tous lieux pour la présidente de cette république; mais Philomène la menait par le bout du nez.
Au physique, Mélite était grande, haute en couleur, forte d'épaules et belle femme. Elle portait des robes de soie noire et frisait ses cheveux, qui avaient une tendance naturelle à la rébellion. Elle se donnait bientôt trente ans, et prisait sans relâche, pour prêter un peu d'aplomb à cet âge trop tendre, dans une vaste tabatière d'or. – Philomène boitait légèrement de la jambe gauche. Le mérinos était son étoffe favorite; elle portait ses cheveux en bandeaux sous un bonnet sévère. Elle était avenante, grassouillette, souple, courte, et se vantait à propos d'avoir passé la quarantaine.
Je ne sais pourquoi il n'existe pas au monde une seule maîtresse de pensionnat qui ait choisi ce métier par vocation. C'est toujours un accident. – Il n'y a que les concierges pour avoir éprouvé plus de malheurs. – Les maîtresses de pension sont invariablement des créatures déclassées, des nefs humaines, battues par la tempête. Elles sont cela, ne pouvant plus être autre chose. Si le ciel l'eût voulu, elles auraient toutes un hôtel et cent mille écus de rente.
Ce qui les mettrait à leur place, assurément.
La chute de l'Empire en créa des quantités. On en doit plusieurs aux inondations de la Loire; quelques-unes sont nées du naufrage de la Méduse. Il n'est point de désastre qui n'ait cette compensation de produire une ou plusieurs institutrices. Ce sont les filles du feu, du fer ou de l'eau. Elles sortent des châteaux incendiés ou des maisons écroulées. Les moindres sont nées d'un coup de foudre.
Les demoiselles Géran étaient trop habiles pour conter aux parents de longues et ennuyeuses histoires, mais elles plaçaient volontiers cette phrase que Mélite ponctuait par un soupir, Philomène par un sourire: «L'affaire de Saint-Domingue a pris deux millions cinq cent mille francs à feu notre pauvre père.»
On leur touchait deux mots de l'indemnité pour les consoler, et tout était fini.
C'étaient, du reste, il faut l'avouer, d'assez bonnes personnes, surtout aux approches de la Sainte-Mélite, de la Sainte-Philomène et du premier jour de l'an. Elles ne maltraitaient guère que leurs sous-maîtresses et distribuaient des prix à tout le monde à la fin de l'année.
Ce fut, lorsque la cloche sonna pour la recréation de onze heures, ce fut sur le perron comme une turbulente cascade de têtes blondes et de têtes brunes. Les cheveux bouclés, pris par le vent, voltigèrent; les robes d'été ondoyèrent du haut en bas des degrés, et le flot animé, franchissant la dernière marche, s'éparpilla sur la pelouse.
Une vraie pelouse. L'établissement Géran avait un jardin sincère, avec des acacias réels, de l'herbe, du sable et des murs tapissés de vigne vierge.
Le gai soleil riait dans le feuillage encore clair. Les rosiers boutonnaient; il y avait des primevères le long du mur. C'était mai, le joli mois des gazons et des fleurs; mai, le mois des jeux et des amours, où les oiseaux chantent, où l'eau tiédit dans le ruisseau sablé d'or pour baigner les petits pieds des fillettes.
L'enfant bondit joyeusement sous cet espiègle soleil de mai, qui donne à la jeune fille une démarche plus languissante. Pourquoi?
La fraise se noue et blanchit déjà au bois; la cerise est verte sur l'arbre; demain, le groseillier va teindre en rouge ses grappes qui pendent à terre. Les marronniers ont leurs aigrettes près de fleurir; l'acacia suspend ses gousses à l'odeur enivrante et trop douce. Pourquoi sautez-vous plus légères, fillettes infatigables, quand vos sœurs aînées cherchent déjà l'ombre et le repos?
Voici les jeux! Blanche a son cerceau, Claire saisit les manches de sa corde. – Amélie et Marie reçoivent et lancent tour à tour, à l'aide de leurs baguettes jumelles, l'anneau bariolé des Grâces. – Dieu me pardonne! il y a là une demi-douzaine de petits anges qui donnent à déjeuner à leurs poupées. – Emma se demande comment on peut se divertir à cela, elle qui, malgré la brise, bâtit son château de cartes sur un banc.
Gare à la ronde qui passe! Élise, Robertine, Valérie et les autres, des démons qui tournent à perdre haleine, et qui promettent de n'aller plus au bois, puisque les lauriers sont coupés.
Qui donc a coupé ces pauvres lauriers de la chanson? Pour tant de lauriers coupés, il y avait donc, en cet heureux pays, bien des têtes de héros ou bien des fronts de poëtes?
Hélas! sont-ce des lauriers qu'on va chercher au bois?
Gare à la ronde! Valérie la brune, Élise la blonde, Robertine, dont les cheveux châtains rebondissent en boucles si belles! Elles sont lancées et courent, suivies par le fretin des poupées vivantes, autour d'Anaïs, immobile au centre du cercle. – Embrassez celle que vous voudrez…
Et qu'on se range pour laisser passer la ronde.
C'est Élise qui chante. Il y a déjà de la prétention dans son accent. Brillant sujet!.. Mais que Valérie y va de bon cœur! Et comme Robertine essuie sans façon, du revers de sa main mignonne, les gouttes de sueur qui perlent sous ses grands cheveux!
Et qu'elles se moquent de bon cœur des innocentes qui jouent là-bas à la tour, prends garde! le jeu des