Annette Laïs. Féval Paul
Bélébon est mon grand-oncle.»
Je savais son âge par hasard, elle avait six mois de plus que ma mère. En Bretagne, nous avons coutume de régler les titres de parenté d'après l'âge, et c'était la première fois que je voyais une femme de quarante ans s'offenser parce qu'on l'appelait: ma tante. Je compris dès l'abord que c'était là une faiblesse avec laquelle il ne fallait point plaisanter, d'autant que la présidente avait prononcé ces mots: «Mon grand-oncle,» avec une véritable volupté.
– Ma cousine… murmurai-je docilement.
– Bien, très bien! Il est tout uniment charmant, ce garçon-là, dis, Laroche?»
A ma complète stupéfaction, le grand laquais répondit:
«Il n'est pas mal, quoiqu'il ait le verbe un peu haut.
– C'est tout neuf, Laroche, pense donc! fit ma cousine. Et puis, c'est un Kervigné! Ah! ah! nous avons du sang dans nos veines, nous autres Bretons!
– Ah! mais, dame oui!» applaudit Joson, qui n'avait pas ôté son grand chapeau, tant il avait de trouble.
La présidente mit un binocle d'or à cheval sur son nez, d'un geste cavalier et tout gracieux, je dois l'affirmer.
«Les voilà bien! s'écria-t-elle. Ah! mon pays! Terre de granit recouverte de chênes, comme dit Brizeux. Vous connaissez Brizeux, chevalier? Non? Laroche, tu mettras mon Brizeux sur la table de nuit du chevalier… Comment t'appelles-tu, mon gars? Yvon? Mathelin? Loïc?
– Joson… quoique çâ!
– Ah! Joson! ah! quoique ça! Dit-il pour sûr et pour vrai? ajouta-t-elle en s'adressant à moi. J'adore ces chinoiseries-là! Comment va ma bonne tante Renotte? Quels laitages vous avez là-bas! Je me souviens parfaitement de votre respectable mère, chevalier, quoiqu'elle fût une grande demoiselle déjà, quand j'étais une toute petite fille… Joson, qui, toi?
– Joson Michais, ej' ne mens point!
– Adorable! Il ne ment point! Et vous, cousin?
– René.
– Comme c'est Breton! Il y a des noms, figure-toi, Laroche… je demeurais à Landevan… de l'autre côté de Lorient, c'est Larmor, Loqueltas, Locmener…
– Et Plouharnel, dont je suis nâtif, aussi vrai comme ne faut point mentir, respect de vous et la compagnie,» défila Joson tout d'un trait.
Je crus voir que ce beau baryton de Laroche haussait les épaules assez ostensiblement.
«Emmène-le! dit tout à coup la châtelaine qui étouffa un bâillement. Fais le manger. Nous le montrerons à ces messieurs et à ces dames. C'est plus drôle que les hommes en coquillage du Croisic. Mets quelque chose sur mes épaules, Roro, le temps fraîchit.»
Le grand laquais ouvrit une armoire et y prit un léger mantelet de tulle blanc qu'il disposa sur les épaules demi-nues de sa maîtresse avec une coquetterie de camériste. Je dus rougir, car je sentis mes joues chaudes. La suzeraine le remercia d'un sourire.
«Je n'ai plus de femme de chambre, laissa-t-elle tomber en manière d'explication. Roro fait l'intérim et je suis contente de lui.»
Autre sourire, auquel ce grand coquin de Laroche répondit en se redressant comme un gendarme. Je lui trouvai décidément un méchant air de Struensée, mais je me disais à part moi: pour juger les gens de Paris, il faut au moins connaître Paris.
Ma cousine éloigna sa camériste, et mon pauvre Joson, d'un geste où il y avait de la fatigue. Dès qu'ils furent partis, elle disposa selon l'art, tout autour d'elle, sur le divan, les plis de son peignoir de mousseline et me montra un tabouret qui était à ses pieds.
Il n'est aucun lecteur qui n'ait pu remarquer la singulière différence qui existe, sous un certain jour, entre une Parisienne de quarante ans et une provinciale du même âge. J'ai dit que ma bonne mère était encore très belle, mais sa toilette sans art la vieillissait: elle était passionnément grand'mère. Ma cousine, au contraire, se baignait depuis le matin jusqu'au soir dans la fontaine de Jouvence. Elle avait des perles dans la bouche, des perles qui se pouvaient changer comme les rideaux de son boudoir, elle possédait, pour ses joues, un inépuisable trésor de lis de roses; ses cheveux abondants ne pouvaient plus tomber; les cils de ses beaux yeux renouvelaient chaque matin leur lustre d'ébène: elle était jolie, je vous l'affirme comme je le vis.
C'était une brune. Il y avait je ne sais quoi sous sa paupière, je ne savais quoi, devrais-je plutôt dire, car aujourd'hui je n'ignore point qu'un coup de pinceau suffit à produire ce prestige. L'embonpoint naissant gardait la souplesse à sa taille. Ses épaules, d'une éblouissante blancheur, empruntaient des rayons aux plis de la mousseline qui ondoyait tout autour d'elle.
Je m'assis pour lui obéir. J'étais tout tremblant. J'avais les mains glacées et le front brûlant. Etait-ce Paris, ce malaise inconnu, mais plein de charme? Je n'osais plus regarder ma cousine, et il me semblait que son sourire me pénétrait comme une chaleur.
Elle ferma ses yeux à demi, et laissant tomber sur moi le rayon voilé de sa prunelle, elle me demanda tout à coup:
«Est-ce que vous êtes un mauvais sujet comme votre frère Gérard chevalier?»
VI.
LA PRESIDENTE
Hélas! non, je n'étais pas un mauvais sujet. Je n'avais même pas en moi ce qu'il faut pour le devenir par l'éducation.
«Ma cousine, répondis-je en rougissant jusqu'aux oreilles, on aura calomnié mon frère Gérard auprès de vous.»
Elle eut un petit rire sec. J'ajoutai sur un mode plaintif:
«Qui donc a pu vous donner si mauvaise opinion de moi?»
Je sentis qu'elle me regardait avec attention, et je me préparai sérieusement à subir un examen de morale.
«Etes-vous dévot, René? me demanda-t-elle.
– Pas autant que je le voudrais, répondis-je avec modestie.
– Moi, me dit-elle, c'est par places. Il y a des moments où je suis comme une tigresse, en fait de religion. D'abord, je mets de la passion dans tout. J'ai passé vingt-huit ans, vous concevez, et l'on ne se refait pas à cet âge-là. Tout le monde remplit ses devoirs à la maison; j'exige cela: Laroche est exemplaire. Mais il me vient des doutes, mon esprit travaille. Ah! l'Evangile a bien raison de le dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit!» C'est mon esprit qui fait des siennes. Du reste, je suis en veine de ferveur, ces temps-ci, en grand veine: j'ai trois sermons demain, très commodément échelonnés: deux l'après-midi, un le soir; je vous y mènerai. Savez-vous que je ne resterais pas seule avec votre frère Gérard comme me voici avec vous, chevalier?
– Ma cousine…» balbutiai-je.
Je balbutiais parce que sa main, naturellement très blanche, et que la poudre de riz faisait plus douce qu'un satin, lissait mes cheveux sur mon front.
«On dirait que vous avez peur de moi, interrompit-elle, vous n'osez pas me regarder.»
Je levai les yeux. Son sourire excellent me fit en vérité battre le cœur.
«Je ne sais comment vous exprimer, m'écriai-je, la joie que j'éprouve à retrouver en vous une seconde mère!»
Ses sourcils se rapprochèrent tandis que sa bouche souriait avec pitié.
«Vous devez avoir faim, mon petit homme, dit-elle brusquement. Sonnez, on va vous servir à souper.»
J'eus le bonheur de répondre:
«Je n'ai pas faim, et se peut-il que vous soyez déjà ennuyée de moi?
– Paris offre tant de divertissements aux enfants comme vous! dit-elle avec un reste de rancune déjà radoucie.
– Je parlais de ma mère, ajoutai-je, car peut-être comprenais-je vaguement le motif de ma disgrâce, pour trouver un terme de comparaison au bonheur que j'ai de m'entretenir avec vous.»
En même temps, j'appuyai mes lèvres sur sa main, comme