Annette Laïs. Féval Paul

Annette Laïs - Féval Paul


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tournait son grand chapeau entre ses doigts, et je vis qu'il pleurait.

      «Ecoute, lui dis-je, si tu t'ennuies encore dans une semaine, je payerai ton voyage de retour.

      – En vous remerciant, monsié el chevâlier, mais je n'ai point affaire d'argent, c'est la vérité. Lâ déligence an'me vâ pas plus que l'grand bourg. A vous ervoir tout de même, ah! dame, ej'men vâs!

      – Attends à demain, tu auras des lettres pour ma famille.

      – A vous ervoir! â vous ervoir!»

      Il coiffa résolument son chapeau de Plouharnel et se sauva comme s'il eût craint d'être retenu par la force. Celui-là pouvait donner des renseignements sur Paris à l'oncle Bélébon. Je m'étonnai de ne pas rire; j'avais le cœur serré au point d'envier le sort de ce pauvre garçon qui s'en allait.

      Aussitôt levé, je demandai ma cousine; mais il n'était pas jour chez elle. On me dit que le président était à l'hôtel; je voulus le voir; il travaillait, et sa porte était murée. Je sortis, afin de jeter un coup d'œil sur Paris. J'allai au hasard, longeant des rues interminables qui me semblèrent habitées par des pauvres et plus laides que les rues même de Vannes, la ville la plus laide de l'Europe. Une de ces rues, dont l'écriteau portait le nom de Sèvres, me conduisit tout droit à la campagne, au travers des fortifications qu'on achevait. Du haut du terre-plein, je vis un assez beau paysage, gâté par des usines. Le coteau de Meudon, qui riait au loin sous sa couronne de verdure, me parut comme un rempart élevé entre les tristesses suburbaines et la joie des vrais champs. Paris a ainsi, de tous côtés, sa hideuse enveloppe, qu'il faut percer pour y entrer comme pour en sortir. On pourra bien élargir les splendeurs de Paris, mais ce cercle navrant s'élargira de même. Quand Paris gigantesque ira jusqu'à Meudon, Meudon mettra une cheminée cylindrique à son château, qui crachera cette fumée noire, grasse, puante et salissante, haleine de l'industrie.

      Je ne songeais pas à cela, je ne songeais à rien. Je n'éprouvais pas le mal du pays comme mon pauvre Joson, mais j'étais las, et mon intelligence subissait une sorte d'engourdissement. Parmi cette atonie, une guêpe bourdonnait, un refrain radotait, un son de cloche tintait sa note odieuse et monotone; tout cela, c'était un nom revenant avec l'absurde obstination d'un rêve de fiévreux, quoique je n'eusse pas la fièvre. Annette Laïs! me disait ma tête.

      Je chassais ce nom comme on écarte une mouche, et, comme la mouche entêtée, il revenait précisément à la place d'où je l'avais chassé. L'exactitude de cette comparaison est frappante: ce nom me démangeait; j'aurais voulu le tuer.

      C'était une belle et pure matinée; le ciel n'avait d'autre voile que ces insultantes vapeurs incessamment lancées par la toux chronique des usines. Je regardai encore une fois le paysage circulaire, ce lointain amphithéâtre de coteaux souriants, au devant desquels Saint-Cloud épanouissait sa corbeille de verdure. La Bretagne était au delà.

      Le long de la Seine, vers Sèvres, un homme marchait sous le soleil. Son pas était joyeux. Je reconnus le grand chapeau de Plouharnel. Bon voyage, mon pauvre Joson! Dieu soit avec toi sur la route, Breton qui vas vers la Bretagne!

      Quand je rentrai, on déjeunait. Laroche, en livrée, servait à table. Le président se leva et me tendit la main.

      «Mon jeune ami, me dit-il, pardonnez-moi de ne vous avoir point attendu. Nos heures d'audience sont inflexibles comme vos heures de marée là-bas. Je suis fâché de ne m'être pas trouvé à la maison hier pour vous souhaiter de tout mon cœur la bienvenue. Les devoirs de ma charge ne sont pas seulement au Palais…»

      Aurélie cligna de l'œil, en me regardant, et je faillis en être déconcerté. Le regard d'Aurélie voulait dire: Après le palais, il y a Annette Laïs.

      «Mon cousin, répondis-je cependant, je vous remercie pour moi, et je vous apporte les compliments de mes parents.

      – Mes aînés, mon enfant, dit M. de Kervigné en se rasseyant. Dans votre prochaine lettre, vous leur direz mille choses affectueuses de ma part et vous ajouterez que vous êtes chez moi comme chez vous.

      – N'est-ce pas qu'il a une figure fort intéressante! dit ma cousine.»

      Ce fut au tour de Laroche de cligner son œil maraud. Il me sembla surprendre entre son maître et lui un vague sourire d'intelligence. Il y a eu des favoris assez adroits pour appartenir en même temps au roi et à la reine: témoin Manuel Godoy, prince de la Paix. Je regardai mieux ce Laroche, qui avait décidément une admirable tête de coquin, et qui me parut d'humeur à manger aux deux râteliers.

      Au jour, ma cousine Aurélie avait passé vingt-huit ans depuis plus longtemps que le soir; néanmoins elle portait assez bien une toilette du matin très jeune, et ses odeurs renouvelées répandaient un frais parfum de jasmin. Cela m'avait pris aux narines, dès le seuil. Elle me tendit la main et pesa dessus de manière à mettre mon front à portée de ses lèvres.

      «Je suis déjà sa petite mère, dit-elle au président.

      – Il ne faut pas perdre de temps, répliqua celui-ci d'un accent très simple, sous lequel la raillerie ne montrait qu'un tout petit bout d'oreille.»

      Mais Laroche ponctua cette réponse par un rire silencieux. Ma cousine ne pouvait le voir. Une pensée qui était en moi à l'état latent se formula dès ce moment: Laroche était mon ennemi. Je n'entends pas exprimer par ce mot seulement une prédisposition malveillante; ce n'eût pas été une découverte. Laroche était mon ennemi mortel.

      Quoiqu'en eût dit ma cousine, le président n'avait pas l'air beaucoup plus âgé qu'elle. C'était un homme très laid, très froid et très distingué. En lisant plus tard, dans la Notre Dame de Victor Hugo, le portrait de Claude Frollo, j'ai eu comme une vague saveur de ma première impression à la vue du président de Kervigné. Ce n'est pas ici une ressemblance, c'est une sorte de reflet. Le président n'avait ni l'ampleur ni la profondeur de la création du poète, mais c'était, en petit, l'alliance de l'austère travail avec la préoccupation sensuelle. L'un excite l'autre, cela est certain. La passion jaillit plus brutale du sein même de la fatigue intellectuelle. Il y a du feu au fond de ses orbites creusées par la morsure de la lampe; sons ces fronts pâles et dépouillés, la cervelle est rouge; ceux-là n'aiment pas avec leur cœur, peut-être: ils aiment avec toute la révolte de leurs nerfs hérissés.

      Je ne sais pas si Frollo vit encore: nous ne sommes pas si grands que cela; d'ailleurs le génie sculpte un bronze à la taille de sa pensée. Mais regardez autour de vous, et vous verrez partout glisser dans l'ombre de nos soirs ce reflet de Frollo dont je parle. C'est l'argent de Frollo rapetissé qui tinte dans les poches de toutes nos comédiennes; ce temps-ci fait volontiers la monnaie du passé; la monnaie du grand Frollo circule depuis cinquante ans, et pullule, et se dédouble; elle forme dans notre civilisation un clan de malades chez qui le vice est une noire infirmité.

      Nous sommes le siècle névralgique. Il a fallu parvenir, on n'a pas eu le temps d'être jeune. Nous sommes le siècle négateur: nul ne réfugie plus son angoisse dans la foi. Molière n'écrirait plus Tartufe, Tartufe borne son hypocrisie à changer d'habit à la brune et prie franchement ses collègues de ne le point reconnaître, à charge de revanche, si ses collègues et lui viennent à se rencontrer en quelque lieu douteux.

      De là naît ce fait redoutable: l'orgie n'est plus la jeunesse qui passe, et qui demain va réagir contre sa propre démence. L'orgie est chauve ou coiffée de cheveux gris. Elle est sage, elle ne fait pas de bruit, elle paye ses dettes aux familles déshonorées. Les fils de Frollo, je vous l'ai dit, sont des malades qui prennent froidement un bain de vice comme on subit une douche d'eau froide.

      Cependant, il ne faut pas crier cela sur les toits. Soyez discrets. Frollo n'aime pas qu'on tâte le pouls de sa frénésie. Je n'ose pas vous dire toutes les robes qu'il porte, je n'ose pas vous laisser deviner surtout du haut de quelle tribune il me foudroierait, s'il m'entendait.

      J'en connais de bien plus malades que mon cousin le président de Kervigné. Mon cousin était un homme de milieu et de modération, mettant un mors à sa fringale et arrangeant ses affaires de cœur comme un dossier. Sauf l'esprit qu'il avait et la rare distinction de ses manières, sa vie ressemblait aux soirées que les


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