Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1. Baron Gaspard Gourgaud
les savants, les généraux de sa suite, et quelques amis; Regnault-de-Saint-Jean-d'Angély, qu'il avait employé en Italie, en 1797, et que depuis il avait placé à Malte; Volney, auteur d'un très-bon Voyage en Égypte; Rœdérer, dont il estimait les nobles sentiments et la probité; Lucien Bonaparte, un des orateurs les plus influents du conseil des cinq-cents: il avait soustrait la république au régime révolutionnaire, en s'opposant à la déclaration de la patrie en danger; Joseph Bonaparte, qui tenait une grande maison, et était fort accrédité.
Il fréquentait l'Institut; mais il ne se rendait aux théâtres qu'aux moments où il n'y était pas attendu, et toujours dans des loges grillées.
Cependant toute l'Europe retentissait de l'arrivée de Napoléon; toutes les troupes, les amis de la république, l'Italie même, se livraient aux plus hautes espérances: l'Angleterre et l'Autriche frémirent. La rage des Anglais se tourna contre Sidney-Smith et Nelson, qui commandaient les forces navales anglaises dans la Méditerranée. Un grand nombre de caricatures sur ce sujet tapissèrent les rues de Londres2.
– Talleyrand craignait d'être mal reçu de Napoléon. Il avait été convenu avec le directoire et avec Talleyrand qu'aussitôt après le départ de l'expédition d'Égypte, des négociations seraient ouvertes sur son objet, avec la Porte. Talleyrand devait même être le négociateur, et partir pour Constantinople vingt-quatre heures après que l'expédition d'Égypte aurait quitté le port de Toulon.
Cet engagement, formellement exigé, et positivement consenti, avait été mis en oubli; non-seulement Talleyrand était resté à Paris, mais aucune négociation n'avait eu lieu. Talleyrand ne supposait pas que Napoléon en eût perdu le souvenir; mais l'influence de la société du manège avait fait renvoyer ce ministre: sa position était une garantie; Napoléon ne le repoussa point. Talleyrand d'ailleurs employa toutes les ressources d'un esprit souple et insinuant, pour se concilier un suffrage qu'il lui importait de captiver.
– Fouché était ministre de la police depuis plusieurs mois; il avait eu, après le 13 vendémiaire, quelques relations avec Napoléon, qui connaissait son immoralité et la versatilité de son esprit. Siéyes avait fait fermer le manège, sans sa participation. Napoléon fit le 18 brumaire, sans mettre Fouché dans le secret.
– Réal, commissaire du directoire près le département de Paris, inspirait plus de confiance à Napoléon. Zélé pour la révolution, il avait été, dans un temps d'orages et de troubles, substitut du procureur de la commune de Paris. Son cœur était ardent, mais pénétré de sentiments nobles et généreux.
§ V
Toutes les classes de citoyens, toutes les contrées de la France, attendaient avec une grande impatience ce que ferait Napoléon. De toutes parts on lui offrait des bras et une soumission entière à ses volontés.
Napoléon passait son temps à écouter les propositions qui lui étaient faites, à observer tous les partis; et enfin à se bien pénétrer de la vraie situation des affaires. Tous les partis voulaient un changement, et tous le voulaient faire avec lui, même les coryphées du manège.
Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot, etc., qui étaient à la tête des meneurs de cette société, offrirent à Napoléon une dictature militaire, lui proposèrent de le reconnaître pour chef, et de lui confier les destinées de la république, pourvu qu'il secondât les principes de la société du manège.
Siéyes, qui disposait au directoire de la voix de Roger-Ducos et de la majorité du conseil des anciens, et seulement d'une petite minorité dans celui des cinq-cents, lui proposait de le placer à la tête du gouvernement, en changeant la Constitution de l'an III, qu'il jugeait mauvaise, et d'adopter les institutions et la constitution qu'il avait méditées, et qui étaient encore dans son porte-feuille.
Régnier, Boulay, un parti nombreux du conseil des anciens, et beaucoup de membres de celui des cinq-cents, voulaient aussi remettre entre ses mains le sort de la république.
Ce parti était celui des modérés et des hommes les plus sages de la législature; c'est celui qui s'était opposé avec Lucien Bonaparte à la déclaration de la patrie en danger.
Les directeurs Barras, Moulins, Gohier, lui insinuaient de reprendre le commandement de l'armée d'Italie, de rétablir la république cisalpine et la gloire des armes françaises. Moulins et Gohier n'avaient point d'arrière-pensée: ils étaient de bonne foi dans le système du moment; ils croyaient que tout irait bien, dès l'instant que Napoléon aurait donné de nouveaux succès à nos armées.
Barras était loin de partager cette sécurité: il savait que tout allait mal, que la république périssait; mais, soit qu'il eût contracté des engagements avec le prétendant, comme on l'a dit dans le temps3, soit que s'abusant sur sa situation personnelle, car de quelle erreur ne sont pas capables la vanité et l'amour-propre d'un homme ignorant, il crut pouvoir se maintenir à la tête des affaires. Barras fit les mêmes propositions que Moulins et Gohier.
Cependant toutes les factions étaient en mouvement. Celle des fructidorisés paraissait persuadée de son influence; mais elle n'avait aucun partisan dans les autorités existantes. Napoléon pouvait choisir entre plusieurs partis à prendre.
Consolider la constitution existante, et donner de l'appui au directoire en se faisant nommer directeur: mais cette constitution était tombée dans le mépris, et une magistrature partagée ne pouvait conduire à aucun résultat satisfaisant; c'eût été s'associer aux préjugés révolutionnaires, aux passions de Barras et de Siéyes, et par contre-coup se mettre en butte à la haine de leurs ennemis.
Changer la constitution et parvenir au pouvoir par le moyen de la société du manège; elle renfermait un grand nombre des plus chauds jacobins; ils avaient la majorité dans le conseil des cinq-cents, et une minorité énergique dans celui des anciens. En se servant de ces hommes, la victoire était assurée, on n'éprouverait aucune résistance. C'était la voie la plus sûre pour culbuter ce qui existait: mais les jacobins ne s'affectionnent à aucun chef; ils sont exclusifs, extrêmes dans leurs passions. Il faudrait donc après être arrivé par eux, s'en défaire et les persécuter. Cette trahison était indigne d'un homme généreux.
– Barras offrait l'appui de ses amis; mais c'étaient des hommes de mœurs suspectes et publiquement accusés de dilapider la fortune publique: comment gouverner avec de pareilles gens? car sans une rigide probité il était impossible de rétablir les finances et de faire rien de bien.
A Siéyes s'attachaient un grand nombre d'hommes instruits, probes et républicains par principes, ayant en général peu d'énergie, et fort intimidés de la faction du manège et des mouvements populaires, mais qui pouvaient être conservés après la victoire et être employés avec succès dans un gouvernement régulier. Le caractère de Siéyes ne donnait aucun ombrage, dans aucun cas, ce ne pouvait être un rival dangereux. Mais, en prenant ce parti, c'était se déclarer contre Barras et contre le manège qui avaient Siéyes en horreur.
– Le 8 brumaire (30 octobre), Napoléon dîna chez Barras: il y avait peu de monde. Une conversation eut lieu après le dîner: «La république périt, dit le directeur: rien ne peut plus aller; le gouvernement est sans force; il faut faire un changement, et nommer Hédouville, président de la république. Quant à vous, général, votre intention est de vous rendre à l'armée; et moi, malade, dépopularisé, usé, je ne suis bon qu'à rentrer dans une classe privée.»
Napoléon le regarda fixement sans lui rien répondre. Barras baissa les yeux et demeura interdit. La conversation finit là. Le général Hédouville était un homme d'une excessive médiocrité. Barras ne disait pas sa pensée; sa contenance trahissait son secret.
§ VI
Cette conversation fut décisive. Peu d'instants après, Napoléon descendit chez Siéyes: il lui fit connaître que depuis dix jours tous les partis s'adressaient à lui; qu'il était résolu de marcher avec lui Siéyes et la majorité du conseil des anciens, et qu'il venait lui en donner l'assurance positive. On convint que, du 15 au 20 brumaire, le changement pourrait se faire.
Rentré
2
Dans l'une, on représentait Nelson s'amusant à draper lady Hamilton, pendant que la frégate
3
On sait aujourd'hui que Barras avait alors des entrevues avec des agents de la maison de Bourbon. Ce fut David Monnier qui servit d'intermédiaire à Barras, dans la négociation qui fut entamée à cette époque. Barras l'avait envoyé en Allemagne; mais, comme il n'osait espérer que le roi lui pardonnerait sa conduite révolutionnaire, il n'avait pu donner à cet émissaire aucune espèce d'instruction positive. Monnier négocia donc en faveur de Barras, sans que celui-ci eût connaissance d'aucune des clauses de la négociation; et ce fut ainsi que Monnier stipula que Barras consentait à rétablir la monarchie en France, à condition que le roi Louis XVIII lui accorderait sûreté et indemnité: «sûreté, c'est-à-dire l'entier oubli de sa conduite révolutionnaire, l'engagement sacré du roi d'annuler, par son pouvoir souverain, toutes recherches à cet égard; indemnité, c'est-à-dire une somme au moins équivalente à celle que pourraient lui valoir deux années qu'il devait passer au directoire, somme qu'il évaluait à douze millions de livres tournois, y compris les deux millions qu'il devait distribuer entre ses coopérateurs.» Sa majesté voulut bien, en cette occasion, accorder des lettres-patentes, qui furent transmises à Barras par le chevalier Tropès-de-Guerin, et échangées contre l'engagement souscrit par ce directeur, pour le rétablissement de la monarchie. Barras prit alors des mesures pour rappeler en France les Bourbons. Le 29 vendémiaire, dix-neuf jours avant le 18 brumaire, il se croyait assuré du succès; mais ce grand dessein échoua, et par le trop de confiance de Barras, et par les lenteurs qu'occasionna, dans l'exécution, un des agents du roi, qui, afin de se rendre nécessaire, éleva des contestations sur les pouvoirs que sa majesté avait donnés au duc de Fleury, pour négocier cette affaire, etc.