Le notaire de Chantilly. Gozlan Léon
de sonner. Hortense fut aimée la première. Un jeune homme de Beauvais, – c'était Maurice lui-même, – reçu depuis plusieurs mois dans la famille des deux cousines, et cachant, sous des dehors posés, de riches qualités d'âme, fut agréé d'abord comme ami de la maison. N'ayant pas encore arrêté ses projets d'avenir, il ne déclara pas tout de suite ses intentions à la mère d'Hortense: il aima mieux lui en laisser pressentir le but honorable que de les lui révéler sous des restrictions sans fin. Un de ses amis seulement, – Jules Lefort, négociant en laines à Compiègne, – eut son aveu formel d'épouser Hortense dès qu'il aurait réalisé quelques héritages de famille destinés à l'achat d'une étude d'avoué. Jules Lefort l'encouragea à ce mariage, regrettant beaucoup de son côté de n'avoir pas à consulter ses lumières sur une semblable résolution. Car Jules Lefort, ainsi que Maurice, adoptait de bonne heure la marche méthodique de la vie, et se soumettait à son niveau; il croyait plus sage de l'accepter à l'âge des fortes résolutions que de la contrarier pour la reprendre plus tard avec le désavantage du regret, de la vieillesse et du dépit. Les deux amis envisageaient le but de l'existence sans illusion: quelques années à vivre, des enfants pour continuer leurs noms, une fortune à gagner pour la leur laisser, et puis le repos dans un bon fauteuil ou dans la tombe. Les plus habiles, après s'être bien retournés, pensaient-ils, arrivent là: ils y arriveraient sans secousse et de plein gré: n'étaient-ils pas les plus raisonnables?
Dans sa correspondance avec Jules Lefort, Maurice se plaisait à détailler minutieusement les qualités distinctes des deux cousines; et les éloges qu'il en écrivait étaient confirmés par chacune des réponses de l'ami, qui louait sur parole. Il passa bientôt en habitude chez les deux amis de ne plus s'entretenir que de Léonide et d'Hortense, auxquelles les lettres et les réponses étaient communiquées. Au bout de six mois, Jules Lefort de Compiègne était de la famille: on n'avait plus que son visage à connaître, ce qu'on ne désirait pas le moins; Léonide surtout, qui poussait le roman par lettres jusqu'à croire que Jules serait infailliblement son mari. Elle fondait cette espérance sur la chaleur qu'il mettait à parler d'elle dans sa correspondance avec Maurice. Jules, qui n'était pas romanesque, justifiait peut-être la pensée de Léonide.
Sur ces entrefaites, mourut l'oncle d'Hortense, riche corroyeur de Compiègne, très-connu de Lefort qui n'avait jamais cessé d'être en relation d'affaires avec lui. Sa mort arrêta le vaste mouvement de sa tannerie. Cette suspension, trop prolongée, pouvait ruiner l'établissement entier; pour prévenir un tel malheur, la sœur du défunt, la mère d'Hortense, fut obligée, sous peine de perdre un magnifique héritage, de faire choix dans sa famille d'une personne attentive à ses intérêts et capable en même temps de continuer les affaires jusqu'à leur liquidation. Ce fut Hortense qu'elle désigna. Elle partit pour Compiègne, chargeant Léonide, sa confidente et sa cousine, de réviser les lettres de Maurice, qui, de son côté, donna à Jules Lefort la mission délicate de lui marquer la place qu'il occuperait dans la fidélité d'Hortense mise à l'épreuve de l'éloignement.
L'épreuve fut singulière. Rapprochés pour un règlement d'intérêts communs à dresser, Jules et Hortense s'occupèrent plus d'eux-mêmes que des absents; très-positifs tous deux, ils s'estimèrent d'abord sous le rapport commercial, et ils finirent par se persuader, sans songer à mal, qu'ils feraient une excellente maison en continuant celle du défunt, ou plutôt en en fondant une nouvelle.
Jules Lefort était moins coupable qu'on ne se l'imagine en s'installant dans le cœur d'une femme dont son ami était en possession. Maurice, quelque précision qu'il eût apportée dans ses lettres à distinguer une cousine de l'autre, n'avait pu si bien faire, que les qualités dont il s'était plu à parer Léonide répondissent exactement à sa figure et fussent justifiées de telle sorte que toute méprise fût impossible. Par l'interversion la plus bizarre et pourtant la moins surnaturelle, Jules Lefort ne sépara pas du visage d'Hortense, lorsqu'il la vit pour la première fois, les attraits qu'accordaient à Léonide les lettres de Maurice. Il vit tout à la fois la femme aimante, comme Maurice lui avait peint Léonide, dans la femme bonne, la femme d'esprit dans la femme d'ordre, et quand Hortense essaya de le détromper, sans y tenir beaucoup, il était trop tard: Jules se contenta de son erreur.
«Je serais heureux avec elle, si tu y consens, écrivit Jules Lefort à Maurice; d'ailleurs, je crois que ton refus arriverait un peu tard.»
«Sois heureux avec elle,» répondit Maurice, qui, ayant deux ans d'attente devant lui avant d'être en mesure d'acheter une charge d'avoué, eût craint d'empêcher Hortense de contracter un mariage d'où son bonheur dépendait, et devenu, s'il avait bien compris Jules Lefort, une espèce de réparation.
Celle qui fut inconsolable, ce fut Léonide: le mari que prenait Hortense était celui qu'elle perdait. Sa jalousie était d'autant plus poignante, qu'elle avait vu une passion déclarée dans l'attachement tout de raison de Jules pour elle, homme qu'en jeune fille exaltée elle aimait de tout le romanesque d'une intrigue dont le héros était inconnu. A cette douleur se joignit celle de l'amour-propre froissé. Hortense n'était pas une femme étrangère qui lui volait sans préméditation un amant, c'était sa cousine, c'était presque une sœur, c'était celle qui possédait toutes les faiblesses de son cœur pour l'homme qu'elle usurpait. Impitoyables dans leurs propos, les petites gens brodèrent sur le texte: il y eut des persiflages, des compassions railleuses. La santé de Léonide en fut affectée: Maurice eut pitié. Il se proposa pour réparer personnellement un tort qu'en réalité n'avait pas même son ami, bien plus blâmable à la rigueur envers lui qu'envers Léonide: il fut accepté par dépit. Maurice, à qui une famille noble et riche de la Vendée avança généreusement les fonds nécessaires à l'achat d'une charge d'agent de change en souvenir d'une amitié de collége toujours chère au fils aîné de cette famille, épousa Léonide, deux mois après le mariage d'Hortense avec Jules Lefort. Mais les deux cousines étaient à jamais séparées par une haine que les deux amis tentèrent inutilement d'éteindre dans des fêtes de famille. Léonide ne pardonna pas; vindicative autant qu'Hortense était oublieuse et bonne, elle altéra le bonheur domestique de celle-ci en répandant des doutes injurieux sur l'intimité où elle avait vécu avec Maurice. Après avoir plaisanté longtemps des propos que la haine de Léonide jetait entre leurs ménages, les deux amis jugèrent dans l'intérêt de leur réputation de ne plus se voir. Le silence de la calomnie ne s'obtient que par l'absence: ils se séparèrent; Jules Lefort accrut considérablement sa fortune dans le commerce des laines: Maurice acquit à Chantilly une étude de notaire après s'être défait de son titre d'agent de change, qu'il avait acheté au lieu d'une étude d'avoué, comme il en avait eu d'abord le projet. Victor Reynier, le frère de Léonide, avait déterminé chez Maurice ces différentes résolutions d'existence.
Dès que Jules Lefort apprit l'installation de Maurice à Chantilly, il entama avec lui une correspondance ignorée des deux cousines. C'est à Maurice qu'il voulut confier les épargnes de son commerce, heureux de remettre en de si fidèles mains ce qu'il enlevait aux chances de la fortune et qu'il s'assurait dans l'avenir. Une transaction grave et du plus grand poids pour le reste de sa vie l'ayant obligé de s'aboucher avec Maurice, il s'était rendu auprès de lui à Chantilly. Les deux amis s'étaient serré la main en pleurant. Mais, malgré leurs précautions, l'entrevue fut découverte par Léonide, et c'était pour en savoir à tout prix le motif qu'elle avait si indirectement persécuté son mari, sous le prétexte de connaître l'insignifiant entretien qu'il avait eu la veille avec la fermière.
IV
La paix était conclue entre les deux époux, aux dépens d'une confidence que Maurice, eût-elle été plus sérieuse, n'était pas en droit de refuser à Léonide: il n'en était pas moins récompensé par toutes les immunités de la reconnaissance.
Il eût été bien rigoureux, après tout, de ne pas céder. En échange de sa liberté de demoiselle, qu'elle n'avait perdue que depuis deux ans, comme une compensation à son éloignement de Paris, où Maurice l'avait conduite après l'avoir épousée, et comme adoucissement à la monotonie de leur résidence à Chantilly, il était juste que Léonide entrât en partage de la souveraineté domestique. A la condition de vivre sur le pied d'une parfaite égalité dans le ménage, peu de femmes se plaindront des privations qu'il exige. Mais ce n'est qu'à ce prix.
Outre