Nouvelles Asiatiques. Gobineau Arthur
cercles de chasse. Les aventures ne sont jamais les mêmes; de ce spectacle ondoyant et changeant on ne peut se lasser. Plusieurs voyageurs vont jusqu'à passer leur existence à suivre ces trains humains, tellement ce genre de vie est passionnant. C'est pourquoi, ajoute Gobineau:
On peut donc s'expliquer que lorsque les hommes ont goûté une fois de ce genre d'existence, ils n'en peuvent plus subir un autre. Amants de l'imprévu, ils le possèdent ou plutôt s'abandonnent à lui du soir au matin, et du matin jusqu'au soir; avides d'émotions, ils en sont abreuvés; curieux, leurs yeux sont constamment en régal; inconstants, ils n'ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l'avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.
On comprend à quel point ce mode de vivre exalte notre auteur, plus que quiconque «amant de l'imprévu», «avide d'émotions», «passionné pour la sensation présente», les sens en perpétuel éveil, l'intelligence en réceptivité constante.
Aussi bien, connaissant à la perfection les paysages, les êtres et les mœurs dont il parle, Gobineau nous a donné une série de Nouvelles extrêmement vivantes et variées, sorte d'illustration littéraire de son livre plus scientifique Trois ans en Asie. Tour à tour transportés dans les aouls de Tjerkesses, dans les villes turques, persanes ou afghanes, au milieu de vallées très riches ou de plaines arides et poussiéreuses, nous assistons à un défilé de types les plus dissemblables et les plus pittoresques qui soient, unis pourtant dans la même ferveur: la haine de l'Européen.
La danseuse de Shamakha évoque une série de scènes caucasiennes; les Amants de Kandahar, récit sanguinaire qui a pour théâtre l'Afghanistan, rappellent une histoire de vendetta ou une chronique italienne de la Renaissance; l'Illustre Magicien fait songer aux contes des Mille et une Nuits, – au dire de critiques autorisés, cette nouvelle est un pur chef-d'œuvre; – la Guerre des Turcomans nous permet de saisir sur le vif la verve incomparable de l'auteur et cette ironie froide et cruelle qui est bien une des caractéristiques les plus curieuses de son tempérament d'artiste. Cette ironie si particulière et ce pessimisme aigu l'apparentent à Stendhal et à Mérimée; mais seul peut-être, Kipling a su évoquer des paysages exotiques avec cette intensité.
Au moment où l'attention de l'Europe est plus que jamais sollicitée par cet Orient fanatique, mystérieux, en proie au choc des races et présentant des symptômes inquiétants de décrépitude après avoir été le berceau de la civilisation, les Nouvelles Asiatiques susciteront un vif mouvement d'intérêt. Ce livre, en plus qu'il est un chef-d'œuvre littéraire, permettra à certains de reviser leur jugement sur l'œuvre du comte de Gobineau. Pour beaucoup il sera une révélation.
INTRODUCTION
Le livre le meilleur qui ait été écrit sur le tempérament d'une nation asiatique, c'est assurément le roman de Morier, intitulé: Hadjy-Baba. Il est bien entendu que les Mille et une Nuits ne sont pas en question: elles demeurent incomparables; c'est la vérité même: on ne les égalera jamais. Ainsi, ce chef-d'œuvre mis à part, Hadjy-Baba tient le premier rang. Son auteur était secrétaire de la légation britannique à Téhéran, à un moment où tout ce qui appartenait au service de la Compagnie des Indes brillait d'une valeur indiquant l'Age d'or. Morier a bien vu, bien connu, bien pénétré tout ce qu'il a décrit, et, dans ses tableaux, il n'a fait usage que d'un dessin précis et de couleurs parfaitement harmonieuses. Cependant, un point est à observer. Ce charmant auteur a fait un livre, et ce livre, assujetti aux conditions de tous les livres, est placé à un point de vue unique. Ce qu'il dépeint, c'est la légèreté, l'inconsistance d'esprit, la ténuité des idées morales chez les Persans. Il a admirablement développé et traité son thème. Il a pris une physionomie sous un aspect, et ce que cet aspect présente, il l'a rendu en perfection sans en rien omettre; mais il n'a ni voulu, ni pu, ni dû rien chercher au delà: il lui aurait fallu sortir des lignes tracées par la position du modèle. Il ne l'a pas fait et on ne saurait l'en blâmer. Seulement, le résultat demeure qu'il n'a pas tout montré. Pour ce motif et parce qu'il n'y avait pas lieu de copier de nouveau la figure qu'il avait si bien réussie, je n'ai pas voulu produire un livre, mais une série de Nouvelles; ce qui m'a permis d'examiner et de rendre ce que je voulais reproduire sous un nombre d'aspects beaucoup plus varié et plus grand.
Je n'ai pas eu seulement pour but de présenter, après Morier, l'immoralité plus ou moins consciente des Asiatiques et l'esprit de mensonge qui est leur maître; je m'y suis attaché pourtant, mais cela ne me suffisait pas. Il m'a paru à propos de ne pas laisser en oubli la bravoure des uns, l'esprit sincèrement romanesque des autres; la bonté native de ceux-ci, la probité foncière de ceux-là; chez tels, la passion patriotique poussée au dernier excès; chez tels, la générosité complète, le dévouement, l'affection; chez tous, un laisser-aller incomparable et la tyrannie absolue du premier mouvement, soit qu'il soit bon, soit aussi qu'il soit des pires. Je n'ai pas cherché davantage à peindre un paysage unique, et c'est pourquoi j'ai transporté le lecteur tantôt dans les aouls des Tjerkesses, tantôt dans les villes turques ou persanes ou afghanes, tantôt au sein des vallées fertiles, souvent au milieu des plaines arides et poussiéreuses; mais malgré le soin apporté par moi à réunir des types différents, sous l'empire de préoccupations variées et au sein de régions très dissemblables, je suis loin de penser que j'aie épuisé le trésor dans lequel je plongeais les mains.
L'Asie est un pays si vieux, qui a vu tant de choses et qui de tout ce qu'il a vu a conservé tant de débris ou d'empreintes, que ce qu'on y observe est multiplié à l'infini. J'ai agi de mon mieux pour saisir et garder ce qui m'était apparu de plus saillant, de mieux marqué, de plus étranger à nous. Mais il reste tant de choses que je n'ai pu même indiquer! Il faut se consoler en pensant qu'eussé-je été plus enrichi, j'aurais diminué de peu la somme des curiosités intéressantes demeurées intactes dans la mine.
C'est un sentiment commun à tous les artisans que de vouloir restreindre leur tâche et la rendre plus prompte à se terminer. L'ouvrier qui fait une table ou tourne les barreaux d'une chaise n'est pas plus enclin à cette paresse que le philosophe attaché à la solution d'un problème. Celui-ci poursuit un résultat tout comme l'autre, et, d'ordinaire, n'est pas assez difficile sur la valeur absolue de ce qu'il élabore et dont il se contente comme d'un résultat effectif et de bon aloi. Parmi les hommes voués à l'examen de la nature humaine, les moralistes surtout se sont pressés de tirer des conclusions de belle apparence; ils s'en sont tenus là, et, par conséquent, ils se perdent dans les phrases. On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s'est présentée dans le monde; et les innombrables censures qu'elle mérite par l'inconsistance de son point de départ, l'incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer, depuis des siècles, ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l'on doit aux moralistes, il n'en est pas de plus complète que cet axiome: «L'homme est partout le même.» Cet axiome va de pair avec la grande prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l'humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils. Ils ne se sont jamais demandé comment ils pourraient réussir à changer ce mécanisme humain qui crée, pousse, dirige, exalte les passions et détermine les torts et les vices, cause unique en définitive de ce qui se produit dans l'âme et dans le corps.
Au rebours de ce qu'enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. On s'aperçoit sans peine qu'un Chinois possède deux bras et deux jambes, deux yeux et un nez comme un Hottentot ou un bourgeois de Paris; mais il n'est pas nécessaire de causer une heure avec chacun de ces êtres pour s'apercevoir et conclure qu'aucun lien intellectuel et moral n'existe entre eux, si ce n'est la conviction qu'il faut manger quand on a faim et dormir quand le sommeil presse. Sur tous les autres sujets, la manière de colliger des idées, la nature de ces idées, l'accouplement de ces idées, leur éclosion, leur floraison, leurs couleurs, tout