Moll Flanders. Defoe Daniel
1° une femme qui, ayant de l'argent, leur permit d'acheter et tenir bonne part d'un vaisseau, pour encourager les partenaires, ou 2° une femme qui, si elle n'avait pas d'argent, avait du moins des amis qui s'occupaient de navigation et pouvait aider ainsi à placer un jeune homme dans un bon vaisseau. Mais je n'étais dans aucun des deux cas et j'avais l'apparence de devoir rester longtemps en panne.
Ma situation n'était pas de médiocre délicatesse. La condition où j'étais faisait que l'offre d'un bon mari m'était la chose la plus nécessaire du monde; mais je vis bientôt que la bonne manière n'était pas de se prodiguer trop facilement; on découvrit bientôt que la veuve n'avait pas de fortune, et ceci dit, on avait dit de moi tout le mal possible, bien que je fusse parfaitement élevée, bien faite, spirituelle, réservée et agréable, toutes qualités dont je m'étais parée, à bon droit ou non, ce n'est point l'affaire; mais je dis que tout cela n'était de rien sans le billon. Pour parler tout net, la veuve, disait-on, n'avait point d'argent!
Je résolus donc qu'il était nécessaire de changer de condition, et de paraître différemment en quelque autre lieu, et même de passer sous un autre nom, si j'en trouvais l'occasion.
Je communiquai mes réflexions à mon intime amie qui avait épousé un capitaine, je ne fis point de scrupule de lui exposer ma condition toute nue; mes fonds étaient bas, car je n'avais guère tiré que 540£ de la clôture de ma dernière affaire, et j'avais dépensé un peu là-dessus; néanmoins il me restait environ 400£, un grand nombre de robes très riches, une montre en or et quelques bijoux, quoique point d'extraordinaire valeur, enfin près de 30 ou 40£ de toiles dont je n'avais point disposé.
Ma chère et fidèle amie, la femme du capitaine, m'était fermement attachée, et sachant ma condition, elle me fit fréquemment des cadeaux selon que de l'argent lui venait dans les mains, et tels qu'ils représentaient un entretien complet; si bien que je ne dépensai pas de mon argent. Enfin elle me mit un projet dans la tête et me dit que si je voulais me laisser gouverner par elle, j'obtiendrais certainement un mari riche sans lui laisser lieu de me reprocher mon manque de fortune; je lui dis que je m'abandonnais entièrement à sa direction, et que je n'aurais ni langue pour parler, ni pieds pour marcher en cette affaire, qu'elle ne m'eût instruite, persuadée que j'étais qu'elle me tirerait de toute difficulté où elle m'entraînerait, ce qu'elle promit.
Le premier pas qu'elle me fit faire fut de lui donner le nom de cousine et d'aller dans la maison d'une de ses parentes à la campagne, qu'elle m'indiqua, et où elle amena son mari pour me rendre visite, où, m'appelant «sa chère cousine», elle arrangea les choses de telle sorte qu'elle et son mari tout ensemble m'invitèrent très passionnément à venir en ville demeurer avec eux, car ils vivaient maintenant en un autre endroit qu'auparavant. En second lieu elle dit à son mari que j'avais au moins 1 500£ de fortune et que j'étais assurée d'en avoir bien davantage.
Il suffisait d'en dire autant à son mari; je n'avais point à agir sur ma part, mais à me tenir coite, et attendre l'événement, car soudain le bruit courut dans tout le voisinage que la jeune veuve chez le capitaine était une fortune, qu'elle avait au moins 1 500£ et peut-être bien davantage, et que c'était le capitaine qui le disait; et si on interrogeait aucunement le capitaine à mon sujet, il ne se faisait point scrupule de l'affirmer quoiqu'il ne sût pas un mot de plus sur l'affaire que sa femme ne lui avait dit; en quoi il n'entendait malice aucune, car il croyait réellement qu'il en était ainsi. Avec cette réputation de fortune, je me trouvai bientôt comblée d'assez d'admirateurs où j'avais mon choix d'hommes; et moi, ayant à jouer un jeu subtil, il ne me restait plus rien à faire qu'à trier parmi eux tous le plus propre à mon dessein; c'est-à-dire l'homme qui semblerait le plus disposé à s'en tenir au ouï-dire sur ma fortune et à ne pas s'enquérir trop avant des détails: sinon je ne parvenais à rien, car ma condition n'admettait nulle investigation trop stricte.
Je marquai mon homme sans grande difficulté par le jugement que je fis de sa façon de me courtiser; je l'avais laissé s'enfoncer dans ses protestations qu'il m'aimait le mieux du monde, et que si je voulais le rendre heureux, il serait satisfait de tout; choses qui, je le savais, étaient fondées sur la supposition que j'étais très riche, quoique je n'en eusse soufflé mot.
Ceci était mon homme, mais il fallait le sonder à fond; c'est là qu'était mon salut, car s'il me faisait faux bond, je savais que j'étais perdue aussi sûrement qu'il était perdu s'il me prenait; et si je n'élevais quelque scrupule sur sa fortune, il risquait d'en élever sur la mienne; si bien que d'abord je feignis à toutes occasions de douter de sa sincérité et lui dis que peut-être il ne me courtisait que pour ma fortune, il me ferma la bouche là-dessus avec la tempête des protestations que j'ai dites mais je feignais de douter encore.
Un matin, il ôte un diamant de son doigt, et écrit ces mots sur le verre du châssis de ma chambre:
C'est vous que j'aime et rien que vous.
Je lus, et le priai de me prêter la bague, avec laquelle j'écrivis au-dessous:
En amour vous le dites tous.
Il reprend sa bague et écrit de nouveau:
La vertu seule est une dot.
Je la lui redemandai et j'écrivis au-dessous:
L'argent fait la vertu plutôt.
Il devint rouge comme le feu, de se sentir piqué si juste, et avec une sorte de fureur, il jura de me vaincre et écrivit encore:
J'ai mépris pour l'or, et vous aime.
J'aventurai tout sur mon dernier coup de dés en poésie, comme vous verrez, car j'écrivis hardiment sous son vers:
Je suis pauvre et n'ai que moi-même.
C'était là une triste vérité pour moi; Je ne puis dire s'il me crut ou non; je supposais alors qu'il ne me croyait point. Quoi qu'il en fût, il vola vers moi, me prit dans ses bras et me baisant ardemment et avec une passion inimaginable, il me tint serrée, tandis qu'il demandait plume et encre, m'affirmant qu'il ne pouvait plus avoir la patience d'écrire laborieusement sur cette vitre; puis tirant un morceau de papier, il écrivit encore:
Soyez mienne en tout dénuement.
Je pris sa plume et répondis sur-le-champ:
Au for, vous pensez: Elle ment.
Il me dit que c'étaient là des paroles cruelles, parce qu'elles n'étaient pas justes, et que je l'obligeais à me démentir, ce qui s'accordait mal avec la politesse, et que puisque je l'avais insensiblement engagé dans ce badinage poétique, il me suppliait de ne pas le contraindre à l'interrompre; si bien qu'il écrivit:
Que d'amour seul soient nos débats!
J'écrivis au-dessous:
Elle aime assez, qui ne hait pas.
Il considéra ce vers comme une faveur, et mit bas les armes, c'est-à-dire la plume; je dis qu'il le considéra comme une faveur, et c'en était une bien grande, s'il avait tout su; pourtant il le prit comme je l'entendais, c'est-à-dire que j'étais encline à continuer notre fleuretage, comme en vérité j'avais bonne raison de l'être, car c'était l'homme de meilleure humeur et la plus gaie, que j'aie jamais rencontré, et je réfléchissais souvent qu'il était doublement criminel de décevoir un homme qui semblait sincère; mais la nécessité qui me pressait à un établissement qui convint à ma condition m'y obligeait par autorité; et certainement son affection pour moi et la douceur de son humeur, quelque haut qu'elles parlassent contre le mauvais usage que j'en voulais faire, me persuadaient fortement qu'il subirait son désappointement avec plus de mansuétude que quelque forcené tout en feu qui n'eût eu pour le recommander que les passions qui servent à rendre une femme malheureuse. D'ailleurs, bien que j'eusse si souvent plaisanté avec lui (comme il le supposait) au sujet de ma pauvreté, cependant quand il découvrit qu'elle était véritable, il s'était fermé la route des objections, regardant que, soit qu'il eût plaisanté, soit qu'il eût parlé sérieusement, il avait déclaré qu'il me prenait