Le vicomte de Bragelonne, Tome I.. Dumas Alexandre

Le vicomte de Bragelonne, Tome I. - Dumas Alexandre


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Vous voyez, Sire, si je suis malheureux, si je suis désespéré, car voilà que j'accuse mon père.

      Et le sang monta au visage pâle de Charles II, qui resta un instant la tête entre ses deux mains et comme aveuglé par ce sang qui semblait se révolter du blasphème filial.

      Le jeune roi n'était pas moins malheureux que son frère aîné; il s'agitait dans son fauteuil et ne trouvait pas un mot à répondre. Enfin, Charles II, à qui dix ans de plus donnaient une force supérieure pour maîtriser ses émotions, retrouva le premier la parole.

      – Sire, dit-il, votre réponse? je l'attends comme un condamné son arrêt. Faut-il que je meure?

      – Mon frère, répondit le prince français à Charles II, vous me demandez un million, à moi! mais je n'ai jamais possédé le quart de cette somme! mais je ne possède rien! Je ne suis pas plus roi de France que vous n'êtes roi d'Angleterre. Je suis un nom, un chiffre habillé de velours fleurdelisé, voilà tout. Je suis un trône visible, voilà mon seul avantage sur Votre Majesté. Je n'ai rien, je ne puis rien.

      – Est-il vrai! s'écria Charles II.

      – Mon frère, dit Louis en baissant la voix, j'ai supporté des misères que n'ont pas supportées mes plus pauvres gentilshommes. Si mon pauvre La Porte était près de moi, il vous dirait que j'ai dormi dans des draps déchirés à travers lesquels mes jambes passaient; il vous dirait que, plus tard, quand je demandais mes carrosses, on m'amenait des voitures à moitié mangées par les rats de mes remises; il vous dirait que, lorsque je demandais mon dîner, on allait s'informer aux cuisines du cardinal s'il y avait à manger pour le roi. Et tenez, aujourd'hui encore aujourd'hui que j'ai vingt-deux ans, aujourd'hui que j'ai atteint l'âge des grandes majorités royales, aujourd'hui que je devrais avoir la clef du trésor, la direction de la politique, la suprématie de la paix et de la guerre, jetez les yeux autour de moi, voyez ce qu'on me laisse: regardez cet abandon, ce dédain, ce silence, tandis que là-bas, tenez, voyez là-bas, regardez cet empressement, ces lumières, ces hommages! Là! là! voyez-vous, là est le véritable roi de France, mon frère.

      – Chez le cardinal?

      – Chez le cardinal, oui.

      – Alors, je suis condamné, Sire.

      Louis XIV ne répondit rien.

      – Condamné est le mot, car je ne solliciterai jamais celui qui eût laissé mourir de froid et de faim ma mère et ma soeur, c'est- à-dire la fille et la petite-fille de Henri IV, si M. de Retz et le Parlement ne leur eussent envoyé du bois et du pain.

      – Mourir! murmura Louis XIV.

      – Eh bien! continua le roi d'Angleterre, le pauvre Charles II, ce petit-fils de Henri IV comme vous, Sire, n'ayant ni Parlement ni cardinal de Retz, mourra de faim comme ont manqué de mourir sa soeur et sa mère.

      Louis fronça le sourcil et tordit violemment les dentelles de ses manchettes.

      Cette atonie, cette immobilité, servant de masque à une émotion si visible, frappèrent le roi Charles, qui prit la main du jeune homme.

      – Merci, dit-il, mon frère; vous m'avez plaint, c'est tout ce que je pouvais exiger de vous dans la position où vous êtes.

      – Sire, dit tout à coup Louis XIV en relevant la tête, c'est un million qu'il vous faut, ou deux cents gentilshommes, m'avez-vous dit?

      – Sire, un million me suffira.

      – C'est bien peu.

      – Offert à un seul homme, c'est beaucoup. On a souvent payé moins cher des convictions; moi, je n'aurai affaire qu'à des vénalités.

      – Deux cents gentilshommes, songez-y, c'est un peu plus qu'une compagnie, voilà tout.

      – Sire, il y a dans notre famille une tradition, c'est que quatre hommes, quatre gentilshommes français dévoués à mon père, ont failli sauver mon père, jugé par un Parlement, gardé par une armée, entouré par une nation.

      – Donc, si je peux vous avoir un million ou deux cents gentilshommes, vous serez satisfait, et vous me tiendrez pour votre bon frère?

      – Je vous tiendrai pour mon sauveur, et si je remonte sur le trône de mon père, l'Angleterre sera, tant que je régnerai, du moins, une soeur à la France, comme vous aurez été un frère pour moi.

      – Eh bien! mon frère, dit Louis en se levant, ce que vous hésitez à me demander, je le demanderai, moi! ce que je n'ai jamais voulu faire pour mon propre compte, je le ferai pour le vôtre. J'irai trouver le roi de France, l'autre, le riche, le puissant, et je solliciterai, moi, ce million ou ces deux cents gentilshommes et nous verrons!

      – Oh! s'écria Charles, vous êtes un noble ami, Sire, un coeur créé par Dieu! Vous me sauvez, mon frère, et quand vous aurez besoin de la vie que vous me rendez, demandez-la-moi!

      – Silence! mon frère, silence! dit tout bas Louis. Gardez qu'on ne vous entende! Nous ne sommes pas au bout. Demander de l'argent à Mazarin! c'est plus que traverser la forêt enchantée dont chaque arbre enferme un démon; c'est plus que d'aller conquérir un monde!

      – Mais cependant, Sire, quand vous demandez…

      – Je vous ai déjà dit que je ne demandais jamais, répondit Louis avec une fierté qui fit pâlir le roi d'Angleterre.

      Et comme celui-ci, pareil à un homme blessé, faisait un mouvement de retraite:

      – Pardon, mon frère, reprit-il: je n'ai pas une mère, une soeur qui souffrent; mon trône est dur et nu, mais je suis bien assis sur mon trône. Pardon, mon frère, ne me reprochez pas cette parole: elle est d'un égoïste; aussi la rachèterai je par un sacrifice. Je vais trouver M. le cardinal. Attendez-moi, je vous prie. Je reviens.

      Chapitre X – L'arithmétique de M. de Mazarin

      Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers l'aile du château occupée par le cardinal, n'emmenant avec lui que son valet de chambre, l'officier de mousquetaires sortait, en respirant comme un homme qui a été forcé de retenir longuement son souffle, du petit cabinet dont nous avons déjà parlé et que le roi croyait solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait partie de la chambre; il n'en était séparé que par une mince cloison. Il en résultait que cette séparation, qui n'en était une que pour les yeux, permettait à l'oreille la moins indiscrète d'entendre tout ce qui se passait dans cette chambre.

      Il n'y avait donc pas de doute que ce lieutenant des mousquetaires n'eût entendu tout ce qui s'était passé chez Sa Majesté. Prévenu par les dernières paroles du jeune roi, il en sortit donc à temps pour le saluer à son passage et pour l'accompagner du regard jusqu'à ce qu'il eût disparu dans le corridor.

      Puis, lorsqu'il eut disparu, il secoua la tête d'une façon qui n'appartenait qu'à lui, et d'une voix à laquelle quarante ans passés hors de la Gascogne n'avaient pu faire perdre son accent gascon:

      – Triste service! dit-il; triste maître!

      Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit sa place dans son fauteuil, étendit les jambes et ferma les yeux en homme qui dort ou qui médite. Pendant ce court monologue et la mise en scène qui l'avait suivi, tandis que le roi, à travers les longs corridors du vieux château, s'acheminait chez M. de Mazarin, une scène d'un autre genre se passait chez le cardinal.

      Mazarin s'était mis au lit un peu tourmenté de la goutte, mais comme c'était un homme d'ordre qui utilisait jusqu'à la douleur, il forçait sa veille à être la très humble servante de son travail. En conséquence, il s'était fait apporter par Bernouin, son valet de chambre, un petit pupitre de voyage, afin de pouvoir écrire sur son lit. Mais la goutte n'est pas un adversaire qui se laisse vaincre si facilement, et comme, à chaque mouvement qu'il faisait, de sourde la douleur devenait aiguë:

      – Brienne n'est pas là? demanda-t-il à Bernouin.

      – Non, monseigneur, répondit le valet de chambre. M. de Brienne, sur votre congé, s'est allé coucher; mais si c'est le désir de Votre Éminence, on peut parfaitement le réveiller.

      – Non,


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