Le chevalier d'Harmental. Dumas Alexandre
de la confiance de Votre Altesse, et capable de la justifier.
– Comment, chevalier! s'écria la duchesse, vous risqueriez?..
– Ma vie. C'est tout ce que je puis risquer. Je croyais que je l'avais déjà offerte à Votre Altesse et que Votre Altesse l'avait acceptée. M'étais-je trompé?
– Non, non, chevalier, dit vivement la duchesse, et vous êtes un brave et loyal gentilhomme. Il y a des pressentiments, je l'ai toujours cru, et du moment où Valef a prononcé votre nom en me disant que vous étiez tel que vous êtes, j'ai eu l'idée que tout nous viendrait de vous. Messieurs, vous entendez ce que dit le chevalier. En quoi pouvez-vous l'aider, voyons?
– En tout ce qu'il voudra, dirent Laval et Pompadour.
– Les coffres de Leurs Majestés Catholiques sont à sa disposition, dit le prince de Cellamare, et il y peut puiser à pleines mains.
– Merci, messieurs, dit d'Harmental en se tournant vers le comte de Laval et vers le marquis de Pompadour; vous ne feriez, connus comme vous l'êtes, que rendre l'entreprise plus difficile. Occupez-vous seulement de me procurer un passeport pour l'Espagne, comme si j'étais chargé d'y conduire quelque prisonnier d'importance. Cela doit être facile.
– Je m'en charge, dit l'abbé Brigaud, j'aurai chez monsieur d'Argenson une feuille toute préparée qu'il n'y aura plus qu'à remplir.
– Voyez ce cher Brigaud, dit Pompadour, il ne parle pas souvent, mais il parle bien.
– C'est lui qui devrait être cardinal, dit la duchesse bien plutôt que certains grands seigneurs que je connais; mais une fois que nous disposerons du bleu et du rouge, soyez tranquilles, messieurs, nous n'en serons point avares. Maintenant, chevalier, vous avez entendu ce que vous a dit le prince: si vous avez besoin d'argent…
– Malheureusement, répondit d'Harmental, je ne suis point assez riche pour refuser l'offre de Son Excellence, et, lorsque je serai arrivé à la fin d'un millier de pistoles peut-être que j'ai chez moi, il faudra bien que j'aie recours à vous.
– À lui, à moi, à nous tous, chevalier, car chacun, en pareille circonstance, doit se taxer selon ses moyens. J'ai peu d'argent comptant, mais j'ai force diamants et perles; ainsi ne vous laissez manquer de rien, je vous prie. Tout le monde n'a pas votre désintéressement, et il y a des dévouements qui ne s'achètent qu'à prix d'or.
Mais enfin, monsieur, avez-vous bien songé dans quelle entreprise vous vous jetez? Si vous étiez pris!
– Que Votre Éminence se rassure, répondit dédaigneusement d'Harmental, j'ai assez à me plaindre de monsieur le régent pour que l'on croie, si je suis pris, que c'est une affaire entre lui et moi, et que ma vengeance est toute personnelle.
– Mais enfin, dit le comte de Laval, il faudrait une espèce de lieutenant dans cette entreprise, un homme sur lequel vous puissiez compter. Avez vous quelqu'un?
– Je crois que oui, répondit d'Harmental. Seulement il faudrait que je fusse prévenu chaque matin de ce que le régent fera chaque soir. Monsieur le prince de Cellamare, comme ambassadeur, doit avoir sa police secrète.
– Oui, dit le prince embarrassé; j'ai quelques personnes qui me rendent compte…
– C'est justement cela, dit d'Harmental.
– Mais où logez-vous? demanda le cardinal.
– Chez moi, monseigneur, répondit d'Harmental, rue Richelieu, n° 74.
– Et combien y a-t-il de temps que vous y demeurez?
– Trois ans.
– Alors vous y êtes trop connu, monsieur, il faut changer de quartier. On connaît les personnes que vous recevez, et lorsqu'on verrait des visages nouveaux, on s'inquiéterait.
– Cette fois Votre Éminence a raison, dit d'Harmental; je chercherai un autre logement dans quelque quartier perdu et éloigné.
– Je m'en charge, dit Brigaud. Le costume que je porte n'inspire pas de soupçons; je retiendrai votre logement comme s'il était destiné à un jeune homme de province qui me serait recommandé et qui viendrait occuper quelque place dans un ministère.
– Vraiment, mon cher Brigaud, dit le marquis de Pompadour, vous êtes comme cette princesse des Mille et une Nuits, qui ne pouvait pas ouvrir la bouche qu'il n'en tombât des perles.
– Eh bien! c'est chose convenue, monsieur l'abbé, dit d'Harmental; je m'en rapporte à vous, et dès aujourd'hui j'annonce chez moi que je quitte Paris pour un voyage de trois mois.
– Ainsi donc, tout est arrêté, dit avec joie la duchesse du Maine. Voilà la première fois que nous voyons clair dans nos affaires, chevalier, et c'est grâce à vous. Je ne l'oublierai point.
– Messieurs, dit Malezieux en tirant sa montre, je vous ferai observer qu'il est quatre heures du matin, et que nous ferons mourir de fatigue notre chère duchesse.
– Vous vous trompez, sénéchal, répondit la duchesse: de pareilles nuits reposent; il y a longtemps que je n'en ai passé une aussi bonne.
– Prince, dit Laval en reprenant sa houppelande, il faut que vous vous contentiez du cocher que vous vouliez faire mettre à la porte, à moins que vous n'aimiez mieux vous reconduire vous-même ou vous en aller à pied.
– Non, ma foi! dit le prince, je me risque; je suis Napolitain et je crois aux présages. Si vous me versez, ce sera signe qu'il faut nous en tenir où nous en sommes; si vous me conduisez à bon port, cela voudra dire que nous pouvons aller de l'avant.
– Pompadour, vous reconduirez monsieur d'Harmental? dit la duchesse.
– Volontiers, répondit le marquis; il y a longtemps que nous ne nous étions vus, et nous avons mille choses à nous dire.
– Ne pourrai-je pas prendre congé de ma spirituelle chauve-souris? demanda d'Harmental; car je n'oublie pas que c'est à elle que je dois le bonheur d'avoir offert mes services à Votre Altesse.
– Delaunay! dit la duchesse en reconduisant jusqu'à la porte le prince de Cellamare et le comte de Laval, Delaunay! voici monsieur le chevalier d'Harmental qui prétend que vous êtes la plus grande sorcière qu'il ait vue de sa vie.
– Eh bien! dit en entrant, le sourire sur les lèvres, celle qui a laissé depuis de si charmants mémoires sous le nom de madame de Staël, croyez-vous à mes prophéties maintenant; monsieur le chevalier?
– J'y crois, parce que j'espère, répondit le chevalier; mais à cette heure que je connais la fée qui vous avait envoyée, ce n'est point ce que vous m'avez prédit pour l'avenir qui m'étonne le plus. Comment avez-vous pu être si bien instruite du passé et surtout du présent?
– Allons, Delaunay, dit en riant la duchesse, sois bonne pour lui et ne le tourmente pas davantage; autrement il croirait que nous sommes deux magiciennes, et il aurait peur de nous.
– N'y a-t-il pas quelqu'un de vos amis, chevalier, demanda mademoiselle Delaunay, qui vous ait quitté ce matin au bois de Boulogne pour nous venir dire adieu?
– Valef! Valef! s'écria d'Harmental. Je comprends maintenant.
– Allons donc! dit madame du Maine. À la place d'Oedipe, vous auriez été mangé dix fois par le sphinx.
– Mais les mathématiques? mais Virgile? mais l'anatomie, reprit d'Harmental.
– Ignorez-vous, chevalier, dit Malezieux se mêlant de la conversation, que nous ne l'appelons ici que notre savante, à l'exception de Chaulieu cependant, qui l'appelle sa coquette et sa friponne, mais le tout par licence et par manière poétique?
– Comment! mais, ajouta la duchesse, nous l'avons lâchée l'autre jour après Duvernoy, notre médecin, et elle l'a battu sur l'anatomie!
– Aussi, dit le marquis de Pompadour en prenant le bras de d'Harmental pour l'emmener, le brave homme dans son désappointement, a-t-il prétendu que c'était la fille de France qui connaissait le mieux le corps humain.
– Voilà,