Le chevalier d'Harmental. Dumas Alexandre
avec Mac-Murchad produisit l'esclavage de l'Irlande. L'ordre donné à Cromwell de descendre du vaisseau sur lequel il était déjà embarqué pour se rendre en Amérique eut pour résultat l'exécution de Charles Ier et la chute des Stuarts. Une discussion entre Louis XIV et Louvois, sur une fenêtre de Trianon, causa la guerre de Hollande. Un verre d'eau répandu sur la robe de mistress Marsham priva le duc de Marlborough de son commandement et sauva la France par la paix d'Utrecht. Enfin l'Europe faillit être mise à feu et à sang parce que M. de Vendôme avait reçu l'évêque de Parme assis sur sa chaise percée.
Ce fut la source de la fortune d'Alberoni.
Alberoni était né sous la hutte d'un jardinier. Enfant, il se fit sonneur de cloches; jeune homme, il troqua son sarrau de toile pour un petit collet. Il était d'humeur gaie et bouffonne. M. le duc de Parme l'entendit rire un matin de si bon cœur, que le pauvre duc, qui ne riait pas tous les jours, voulut savoir ce qui l'égayait ainsi, et le fit appeler. Alberoni lui raconta je ne sais quelle aventure grotesque; le rire gagna Son Altesse, et Son Altesse, s'apercevant qu'il était bon de rire quelquefois, l'attacha à sa personne. Peu à peu, et tout en s'amusant de ses contes, le duc trouva que son bouffon avait de l'esprit, et comprit que cet esprit pourrait ne pas être incapable d'affaires. Ce fut sur ces entrefaites que revint, très mortifié de l'accueil qu'il avait reçu du généralissime de l'armée française, le pauvre évêque de Parme, dont, en effet, on sait l'étrange réception. La susceptibilité de cet envoyé pouvait compromettre les graves intérêts que Son Altesse avait à débattre avec la France; Son Altesse jugea qu'Alberoni était justement l'homme qu'il lui fallait pour n'être humilié de rien, et envoya l'abbé achever la négociation que l'évêque avait laissée interrompue.
Monsieur de Vendôme, qui ne s'était point gêné pour un évêque, ne se gêna point pour un abbé, et il reçut le second ambassadeur de Son Altesse comme il avait reçu le premier; mais, au lieu de suivre l'exemple de son prédécesseur, Alberoni tira de la situation même où se trouvait monsieur de Vendôme de si bouffonnes plaisanteries et de si singulières louanges, que, séance tenante, l'affaire fut terminée, et qu'il revint auprès du duc avec toutes choses arrangées à son souhait.
Ce fut une raison pour que le duc l'employât à une seconde affaire. Cette fois, monsieur de Vendôme allait se mettre à table. Alberoni, au lieu de lui parler d'affaires, lui demanda la permission de lui faire goûter deux plats de sa façon, descendit à la cuisine et remonta une soupe au fromage d'une main et un macaroni de l'autre. Monsieur de Vendôme trouva la soupe si bonne qu'il voulut qu'Alberoni en mangeât avec lui, à sa table. Au dessert Alberoni entama son affaire, et, profitant de la disposition où le dîner avait mis monsieur de Vendôme, il l'enleva à la pointe de sa fourchette. Son Altesse était émerveillée; les plus grands génies qu'elle avait eus auprès d'elle n'en avaient jamais fait autant.
Alberoni s'était bien gardé de donner sa recette au cuisinier. Aussi, cette fois, ce fut monsieur de Vendôme qui fit demander au duc de Parme s'il n'avait rien à traiter avec lui. Son Altesse n'eut pas de peine à trouver un troisième motif d'ambassade, et envoya de nouveau Alberoni. Celui-ci trouva moyen de persuader à son souverain que l'endroit où il lui serait le plus utile était près de monsieur de Vendôme, et à monsieur de Vendôme, qu'il n'y avait pas moyen de vivre sans soupe au fromage et sans macaroni. En conséquence, monsieur de Vendôme l'attacha à son service, lui laissa mettre la main à ses affaires les plus secrètes, et finit par en faire son premier secrétaire.
Ce fut alors que monsieur de Vendôme passa en Espagne. Alberoni se mit en relations avec madame des Ursins, et quand monsieur de Vendôme mourut en 1712, à Tignaros, elle lui rendit auprès d'elle la position qu'il avait eue auprès du défunt: c'était monter toujours. Au reste, depuis son départ, Alberoni ne s'était point arrêté.
La princesse des Ursins commençait à se faire vieille, crime irrémissible aux yeux de Philippe V. Elle résolut de chercher, pour remplacer Marie de Savoie, une jeune femme, par l'intermédiaire de qui elle pût continuer de régner sur le roi. Alberoni lui proposa la fille de son ancien maître, la lui représenta comme une enfant sans caractère et sans volonté, qui ne réclamerait jamais de la royauté autre chose que le nom. La princesse des Ursins se laissa prendre à cette promesse, le mariage fut arrêté, et la jeune princesse quitta l'Italie pour l'Espagne.
Son premier acte d'autorité fut de faire arrêter la princesse des Ursins, qui était venue au-devant d'elle en habit de cour, et de la faire reconduire comme elle était, sans manteau, la poitrine découverte, par un froid de dix degrés, dans une voiture dont un des gardes avait cassé la glace avec son coude, à Burgos d'abord, puis en France, où elle arriva, après avoir été forcée d'emprunter cinquante pistoles à ses domestiques. Son cocher eut le bras gelé, et on le lui coupa.
Après sa première entrevue avec Élisabeth Farnèse, le roi d'Espagne annonça à Alberoni qu'il était premier ministre.
De ce jour, grâce à la jeune reine, qui lui devait tout, l'ex-sonneur de cloches avait exercé un empire sans bornes sur Philippe V.
Or, voici ce que rêvait Alberoni qui, ainsi que nous l'avons dit, avait toujours empêché Philippe V de reconnaître la paix d'Utrecht. Si la conjuration réussissait, si d'Harmental parvenait à enlever le duc d'Orléans et à le conduire dans la citadelle de Tolède ou dans la forteresse de Saragosse, Alberoni faisait reconnaître monsieur du Maine pour régent, enlevait la France à la quadruple alliance; jetait le chevalier de Saint-Georges avec une flotte sur les côtes d'Angleterre, mettait la Prusse, la Suède et la Russie, avec lesquelles il avait un traité d'alliance, aux prises avec la Hollande. L'Empire profitait de leur lutte pour reprendre Naples et la Sicile, et assurait le grand-duché de Toscane, prêt à rester sans maître par l'extinction des Médicis, au second fils du roi d'Espagne; réunissait les Pays-Bas catholiques à la France, donnait la Sardaigne aux ducs de Savoie, Commachio au Pape, Mantoue aux Vénitiens; se faisait l'âme de la grande ligue du Midi contre le Nord, et si Louis XV venait à mourir, couronnait Philippe V roi de la moitié du monde.
Ce n'était pas mal calculé, on en conviendra, pour un faiseur de macaroni.
Chapitre 8
Toutes ces choses étaient entre les mains d'un jeune homme de vingt-six ans; il n'était donc point étonnant qu'il se fût quelque peu effrayé d'abord de la responsabilité qui pesait sur lui. Comme il était au plus fort de ses réflexions, l'abbé Brigaud entra. Il s'était déjà occupé du futur logement du chevalier, et lui avait trouvé, n° 5 rue du Temps-Perdu, entre la rue du Gros-Chenet et la rue Montmartre, une petite chambre garnie, telle qu'il convenait à un pauvre jeune homme de province qui venait chercher fortune à Paris. Il lui apportait en outre deux mille pistoles de la part du prince de Cellamare. D'Harmental voulait les refuser, car il lui semblait que de ce moment il n'agirait plus selon sa conscience ou par dévouement, et qu'il se mettrait aux gages d'un parti; mais l'abbé Brigaud lui fit comprendre que, dans une pareille entreprise, il y avait des susceptibilités à vaincre et des complices à payer, et que d'ailleurs, si l'affaire réussissait, il lui faudrait partir à l'instant même pour l'Espagne et s'ouvrir peut-être le chemin à force d'or.
Brigaud emporta un costume complet du chevalier pour lui acheter des habits à sa taille, et simples comme il convenait qu'en portât un jeune homme qui postulait une place de commis dans un ministère. C'était un homme précieux que l'abbé Brigaud.
D'Harmental passa le reste de la journée à faire les préparatifs de son prétendu voyage, ne laissa point, en cas d'événements fâcheux, une seule lettre qui pût compromettre un ami; puis, lorsque la nuit fut venue, il s'achemina vers la rue Saint-Honoré, où, grâce à la Normande, il espérait avoir des nouvelles du capitaine Roquefinette.
En effet, du moment où on lui avait parlé d'un lieutenant pour son entreprise, il avait aussitôt pensé à cet homme que le hasard lui avait fait rencontrer, et qui lui avait donné, en lui servant de second, une preuve de son insoucieux courage. Il n'avait eu besoin que de jeter un coup d'œil sur lui pour reconnaître un de ces aventuriers, reste des condottieri du moyen âge, toujours prêts à vendre leur sang à quiconque en offre un bon prix, que la paix pousse sur le pavé, et qui alors mettent leur épée, devenue inutile à l'État, au service des individus.