Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre

Les compagnons de Jéhu - Dumas Alexandre


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hasard, l'un d'un sabre, l'autre d'une baïonnette, celui-ci d'une barre de fer, celui-là d'un morceau de bois durci au feu.

      Tous ces gens-là refroidis par une fine pluie d'octobre.

      Il était difficile d'en faire des assassins.

      Bon! rien est-il difficile au diable?

      Il y a, dans ces sortes d'événements, une heure où il semble que

      Dieu abandonne la partie.

      Alors, c'est le tour du démon.

      Le démon entra en personne dans cette cour froide et boueuse.

      Il avait revêtu l'apparence, la forme, la figure d'un apothicaire du pays, nommé Mendes: il dressa une table éclairée par deux lanternes; sur cette table, il déposa des verres, des brocs, des cruches, des bouteilles.

      Quel était l'infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients, aux formes bizarres? On lignore, mais l'effet en est bien connu.

      Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d'une rage fiévreuse, d'un besoin de meurtre et de sang. Dès lors, on n'eut plus qu'à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans le cachot.

      Le massacre dura toute la nuit: toute la nuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendus dans les ténèbres.

      On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes; ce fut long: les tueurs, nous l'avons dit, étaient ivres et mal armés.

      Cependant ils y arrivèrent.

      Au milieu des tueurs, un enfant se faisait remarquer par sa cruauté bestiale, par sa soif immodérée de sang.

      C'était le fils de Lescuyer.

      Il tuait, et puis tuait encore; il se vanta d'avoir à lui seul, de sa main enfantine, tué dix hommes et quatre femmes.

      – Bon! je puis tuer à mon aise, disait-il: je n'ai pas quinze ans, on ne me fera rien.

      À mesure qu'on tuait, on jetait morts et blessés, cadavres et vivants, dans la tour Trouillas; ils tombaient de soixante pieds de haut; les hommes y furent jetés d'abord, les femmes ensuite. Il avait fallu aux assassins le temps de violer les cadavres de celles qui étaient jeunes et jolies.

      À neuf heures du matin, après douze heures de massacres, une voix criait encore du fond de ce sépulcre:

      – Par grâce! venez m'achever, je ne puis mourir.

      Un homme, l'armurier Bouffier se pencha dans le trou et regarda; les autres n'osaient.

      – Qui crie donc? demandèrent-ils.

      – C'est Lami, répondit Bouffier.

      Puis, quand il fut au milieu des autres:

      – Eh bien, firent-ils, qu'as-tu vu au fond?

      – Une drôle de marmelade, dit-il: tout pêle-mêle, des hommes et des femmes, des prêtres et des jolies filles, c'est à crever de rire.

      «Décidément c'est une vilaine chenille que l'homme!..» disait le comte de Monte-Cristo à M. de Villefort.

      Eh bien, c'est dans la ville encore sanglante, encore chaude, encore émue de ces derniers massacres, que nous allons introduire les deux personnages principaux de notre histoire.

      I – UNE TABLE D'HÔTE

      Le 9 octobre de l'année 1799, par une belle journée de cet automne méridional qui fait, aux deux extrémités de la Provence, mûrir les oranges d'Hyères et les raisins de Saint-Péray, une calèche attelée de trois chevaux de poste traversait à fond de train le pont jeté sur la Durance, entre Cavaillon et Château-Renard, se dirigeant sur Avignon, l'ancienne ville papale, qu'un décret du 25 mai 1791 avait, huit ans auparavant, réunie à la France, réunion confirmée par le traité signé, en 1797, à Tolentino, entre le général Bonaparte et le pape Pie VI.

      La voiture entra par la porte d'Aix, traversa dans toute sa longueur, et sans ralentir sa course, la ville aux rues étroites et tortueuses, bâtie tout à la fois contre le vent et contre le soleil, et alla s'arrêter à cinquante pas de la porte d'Oulle, à l'hôtel du Palais-Égalité, que l'on commençait tout doucement à rappeler l'hôtel du Palais-Royal, nom qu'il avait porté autrefois et qu'il porte encore aujourd'hui.

      Ces quelques mots, presque insignifiants, à propos du titre de lhôtel devant lequel s'arrêtait la chaise de poste sur laquelle nous avons les yeux fixés, indiquent assez bien l'état où était la France sous ce gouvernement de réaction thermidorienne que l'on appelait le Directoire.

      Après la lutte révolutionnaire qui s'était accomplie du 14 juillet 1789 au 9 thermidor 1794; après les journées des 5 et 6 octobre, du 21 juin, du 10 août, des 2 et 3 septembre, du 21 mai, du 29 thermidor, et du 1er prairial; après avoir vu tomber la tête du roi et de ses juges, de la reine et de son accusateur, des Girondins et des Cordeliers, des modérés et des Jacobins, la France avait éprouvé la plus effroyable et la plus nauséabonde de toutes les lassitudes, la lassitude du sang!

      Elle en était donc revenue, sinon au besoin de la royauté, du moins au désir d'un gouvernement fort, dans lequel elle pût mettre sa confiance, sur lequel elle pût s'appuyer, qui agît pour elle et qui lui permît de se reposer elle-même pendant qu'il agissait.

      À la place de ce gouvernement vaguement désiré, elle avait le faible et irrésolu Directoire, composé pour le moment du voluptueux Barras, de l'intrigant Sieyès, du brave Moulins, de l'insignifiant Roger Ducos et de l'honnête, mais un peu trop naïf, Gohier.

      Il en résultait une dignité médiocre au dehors et une tranquillité fort contestable au dedans.

      Il est vrai qu'au moment où nous en sommes arrivés, nos armées, si glorieuses pendant les campagnes épiques de 1796 et 1797, un instant refoulées vers la France par l'incapacité de Scherer à Vérone et à Cassano, et par la défaite et la mort de Joubert à Novi, commencent à reprendre l'offensive. Moreau a battu Souvaroff à Bassignano; Brune a battu le duc d'York et le général Hermann à Bergen; Masséna a anéanti les Austro-Russes à Zurich; Korsakov s'est sauvé à grand-peine et l'Autrichien Hotz ainsi que trois autres généraux ont été tués, et cinq faits prisonniers.

      Masséna a sauvé la France à Zurich, comme, quatre-vingt-dix ans auparavant, Villars l'avait sauvée à Denain.

      Mais, à l'intérieur, les affaires n'étaient point en si bon état, et le gouvernement directorial était, il faut le dire, fort embarrassé entre la guerre de la Vendée et les brigandages du Midi, auxquels, selon son habitude, la population avignonnaise était loin de rester étrangère.

      Sans doute, les deux voyageurs qui descendirent de la chaise de poste, arrêtée à la porte de l'hôtel du Palais-Royal, avaient-ils quelque raison de craindre la situation d'esprit dans laquelle se trouvait la population, toujours agitée, de la ville papale, car, un peu au-dessus d'Orgon, à l'endroit où trois chemins se présentent aux voyageurs – l'un conduisant à Nîmes, le second à Carpentras, le troisième à Avignon – le postillon avait arrêté ses chevaux, et, se retournant, avait demandé:

      – Les citoyens passent-ils par Avignon ou par Carpentras?

      – Laquelle des deux routes est la plus courte? avait demandé, d'une voix brève et stridente, l'aîné des deux voyageurs, qui, quoique visiblement plus vieux de quelques mois, était à peine âgé de trente ans.

      – Oh! la route d'Avignon, citoyen, d'une bonne lieue et demie au moins.

      – Alors, avait-il répondu, suivons la route d'Avignon.

      Et la voiture avait repris un galop qui annonçait que les citoyens voyageurs, comme les appelait le postillon, quoique la qualification de monsieur commençât à rentrer dans la conversation, payaient au moins trente sous de guides.

      Ce même désir de ne point perdre de temps se manifesta à l'entrée de l'hôtel.

      Ce fut toujours le plus âgé des deux voyageurs qui, là comme sur la route, prit la parole. Il demanda si l'on pouvait dîner promptement, et la forme dont était faite la


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