Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
je comprends enfin.
– C'est bien heureux.
– Les _compagnons de Jéhu _sont les intermédiaires entre la République et la contre-révolution, les percepteurs des généraux royalistes.
– Oui; ce n'est plus un vol, c'est une opération militaire, un fait d'armes comme un autre.
– Justement, citoyen, vous y êtes, et vous voilà sur ce point, maintenant, aussi savant que nous.
– Mais, glissa timidement le marchand de vin de Bordeaux, si MM. les compagnons de Jéhu – remarquez que je n'en dis aucun mal – si MM. Les compagnons de Jéhu nen veulent quà largent du gouvernement…
– À l'argent du gouvernement, pas à d'autre; il est sans exemple qu'ils aient dévalisé un particulier.
– Sans exemple?
– Sans exemple.
– Comment se fait-il alors que, hier, avec largent du gouvernement, ils aient emporté un group de deux cents louis qui mappartenait?
– Mon cher Monsieur, répondit le jeune homme de la table dhôte, je vous ai déjà dit quil y avait là quelque erreur, et quaussi vrai que je mappelle Alfred de Barjols, cet argent vous sera rendu un jour ou lautre.
Le marchand de vin poussa un soupir et secoua la tête en homme qui, malgré lassurance quon lui donne, conserve encore quelques doutes.
Mais, en ce moment, comme si l'engagement pris par le jeune noble, qui venait de révéler sa condition sociale en disant son nom, avait éveillé la délicatesse de ceux pour lesquels il se portait garant, un cheval s'arrêta à la porte, on entendit des pas dans le corridor, la porte de la salle à manger s'ouvrit, et un homme masqué et armé jusqu'aux dents parut sur le seuil.
– Messieurs, dit-il au milieu du profond silence causé par son apparition, y a-t-il parmi vous un voyageur nommé Jean Picot, qui se trouvait hier dans la diligence qui a été arrêtée entre Lambesc et Pont-Royal?
– Oui, dit le marchand de vin tout étonné.
– C'est vous? demanda l'homme masqué.
– C'est moi.
– Ne vous a-t-il rien été pris?
– Si fait, il m'a été pris un group de deux cents louis que j'avais confié au conducteur.
– Et je dois même dire, ajouta le jeune noble, qu'à l'instant même monsieur en parlait et le regardait comme perdu.
– Monsieur avait tort, dit l'inconnu masqué, nous faisons la guerre au gouvernement et non aux particuliers; nous sommes des partisans et non des voleurs. Voici vos deux cents louis, monsieur, et si pareille erreur arrivait à l'avenir, réclamez et recommandez-vous du nom de Morgan.
À ces mots, l'homme masqué déposa un sac d'or à la droite du marchand de vin, salua courtoisement les convives de la table d'hôte et sortit, laissant les uns dans la terreur et les autres dans la stupéfaction dune pareille hardiesse.
II – UN PROVERBE ITALIEN
Au reste, quoique les deux sentiments que nous venons d'indiquer eussent été les sentiments dominants, ils ne se manifestaient point chez tous les assistants à un degré semblable. Les nuances se graduèrent selon le sexe, selon l'âge, selon le caractère, nous dirons presque selon la position sociale des auditeurs.
Le marchand de vin, Jean Picot, principal intéressé dans l'événement qui venait de s'accomplir, reconnaissant dès la première vue, à son costume, à ses armes et à son masque, un des hommes auxquels il avait eu affaire la veille, avait d'abord, à son apparition, été frappé de stupeur: puis, peu à peu, reconnaissant le motif de la visite que lui faisait le mystérieux bandit, il avait passé de la stupeur à la joie en traversant toutes les nuances intermédiaires qui séparent ces deux sentiments. Son sac d'or était près de lui et l'on eût dit qu'il n'osait y toucher: peut-être craignait-il, au moment où il y porterait la main, de le voir s'évanouir comme l'or que l'on croit trouver en rêve et qui disparaît même avant que l'on rouvre les yeux, pendant cette période de lucidité progressive qui sépare le sommeil profond du réveil complet.
Le gros monsieur de la diligence et sa femme avaient manifesté, ainsi que les autres voyageurs faisant partie du même convoi, la plus franche et la plus complète terreur. Placé à la gauche de Jean Picot, quand il avait vu le bandit s'approcher du marchand de vin, il avait, dans l'espérance illusoire de maintenir une distance honnête entre lui et le compagnon de Jéhu, reculé sa chaise sur celle de sa femme, qui, cédant au mouvement, de pression, avait essayé de reculer la sienne à son tour. Mais, comme la chaise qui venait ensuite était celle du citoyen Alfred de Barjols, qui, lui, n'avait aucun motif de craindre des hommes sur lesquels il venait de manifester une si haute et si avantageuse opinion, la chaise de la femme du gros monsieur avait trouvé un obstacle dans l'immobilité de celle du jeune noble; de sorte que, de même qu'il arriva à Marengo, huit ou neuf mois plus tard, lorsque le général en chef jugea qu'il était temps de reprendre l'offensive, le mouvement rétrograde s'était arrêté.
Quant à celui-ci – c'est du citoyen Alfred de Barjols que nous parlons – son aspect, comme celui de l'abbé qui avait donné l'explication biblique touchant le roi d'Israël Jéhu et la mission qu'il avait reçue d'Élisée, son aspect, disons-nous, avait été celui d'un homme qui non seulement n'éprouve aucune crainte, mais qui s'attend même à l'événement qui arrive, si inattendu que soit cet événement. Il avait, le sourire sur les lèvres, suivi du regard l'homme masqué, et, si tous les convives n'eussent été si préoccupés des deux acteurs principaux de la scène qui s'accomplissait, ils eussent pu remarquer un signe presque imperceptible échangé des yeux entre le bandit et le jeune noble, signe qui, à linstant même, s'était reproduit entre le jeune noble et l'abbé.
De leur côté, les deux voyageurs que nous avons introduits dans la salle de la table d'hôte et qui, comme nous l'avons dit, étaient assez isolés à l'extrémité de la table, avaient conservé l'attitude propre à leurs différents caractères. Le plus jeune des deux avait instinctivement porté la main à son côté, comme pour y chercher une arme absente, et s'était levé, comme mû par un ressort, pour s'élancer à la gorge de lhomme masqué, ce qui n'eût certes pas manqué d'arriver s'il eût été seul; mais le plus âgé, celui qui paraissait avoir non seulement l'habitude, mais le droit de lui donner des ordres, s'était, comme il l'avait déjà fait une première fois, contenté de le retenir vivement par son habit en lui disant d'un ton impératif, presque dur même:
– Assis, Roland!
Et le jeune homme s'était assis.
Mais celui de tous les convives qui était demeuré, en apparence du moins, le plus impassible pendant toute la scène qui venait de s'accomplir, était un homme de trente-trois à trente-quatre ans, blond de cheveux, roux de barbe, calme et beau de visage, avec de grands yeux bleus, un teint clair, des lèvres intelligentes et fines, une taille élevée, et un accent étranger qui indiquait un homme né au sein de cette île dont le gouvernement nous faisait, à cette heure, une si rude guerre; autant qu'on pouvait en juger par les rares paroles qui lui étaient échappées, il parlait, malgré l'accent que nous avons signalé, la langue française avec une rare pureté. Au premier mot qu'il avait prononcé et dans lequel il avait reconnu cet accent d'outre-Manche, le plus âgé des deux voyageurs avait tressailli, et, se retournant du côté de son compagnon, habitué à lire la pensée dans son regard, il avait semblé lui demander comment un Anglais se trouvait en France au moment où la guerre acharnée que se faisaient les deux nations exilait naturellement les Anglais de la France, comme les Français de l'Angleterre. Sans doute, l'explication avait paru impossible à Roland, car celui-ci avait répondu d'un mouvement des yeux et d'un geste des épaules qui signifiaient: «Cela me paraît tout aussi extraordinaire qu'à vous; mais, si vous ne trouvez pas l'explication d'un pareil problème, vous, le mathématicien par excellence, ne me la demandez pas à moi.»
Ce qui était resté de plus clair dans tout cela, dans l'esprit des deux jeunes gens, c'est que l'homme blond, à l'accent anglo-saxon, était le voyageur