Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
plus voluptueux des rois d'Asie? Est-ce de Macédoine qu'il tirait son argent, et croyez-vous que le roi Philippe, un des plus pauvres rois de la pauvre Grèce, faisait honneur aux traites que son fils tirait sur lui? Non pas: Alexandre faisait comme le citoyen Morgan; seulement, au lieu d'arrêter les diligences sur les grandes routes, il pillait les villes, mettait les rois à rançon, levait des contributions sur les pays conquis. Passons à Annibal. Vous savez comment il est parti de Carthage, n'est-ce pas? Il n'avait pas même les dix-huit ou vingt talents de son prédécesseur Alexandre; mais, comme il lui fallait de l'argent, il prit et saccagea, au milieu de la paix et contre la foi des traités, la ville de Sagonte; dès lors il fut riche et put se mettre en campagne. Pardon, cette fois-ci, ce n'est plus du Plutarque, c'est du Cornélius Népos. Je vous tiens quitte de sa descente des Pyrénées, de sa montée des Alpes, des trois batailles qu'il a gagnées en s'emparant chaque fois des trésors du vaincu, et j'en arrive aux cinq ou six ans qu'il a passés dans la Campanie. Croyez-vous que lui et son armée payaient pension aux Capouans et que les banquiers de Carthage, qui étaient brouillés avec lui, lui envoyaient de l'argent? Non: la guerre nourrissait la guerre, système Morgan, citoyen. Passons à César. Ah! César, c'est autre chose. Il part de lEspagne avec quelque chose comme trente millions de dettes, revient à peu près au pair, part pour la Gaule, reste dix ans chez nos ancêtres; pendant ces dix ans, il envoie plus de cent millions à Rome, repasse les Alpes, franchit le Rubicon, marche droit au Capitole, force les portes du temple de Saturne, où est le trésor, y prend pour ses besoins particuliers, et non pas pour la république, trois mille livres pesant d'or en lingots, et meurt, lui que ses créanciers, vingt ans auparavant, ne voulaient pas laisser sortir de sa petite maison de la rue Suburra, laissant deux ou trois mille sesterces par chaque tête de citoyen, dix ou douze millions à Calpurnie et trente ou quarante millions à Octave; système Morgan toujours, à l'exception que Morgan, j'en suis sûr, mourra sans avoir touché pour son compte ni à l'argent des Gaulois, ni à l'or du Capitole. Maintenant, sautons dix-huit cents ans et arrivons au général Buonaparté…
Et le jeune aristocrate, comme avaient l'habitude de le faire les ennemis du vainqueur de l'Italie, affecta d'appuyer sur l'u, que Bonaparte avait retranché de son nom, et sur l'e dont il avait enlevé l'accent aigu.
Cette affectation parut irriter vivement Roland, qui fit un mouvement comme pour s'élancer en avant; mais son compagnon l'arrêta.
– Laissez, dit-il, laissez, Roland; je suis bien sûr que le citoyen Barjols ne dira pas que le général Buonaparté, comme il l'appelle, est un voleur.
– Non, je ne le dirai pas, moi; mais il y a un proverbe italien qui le dit pour moi.
– Voyons le proverbe? demanda le général se substituant à son compagnon, et, cette fois, fixant sur le jeune noble son oeil limpide, calme et profond.
– Le voici dans toute sa simplicité: _»Francesi non sono tutti ladroni, ma buona, parte.» _Ce qui veut dire: «Tous les Français ne sont pas des voleurs, mais…»
– Une bonne partie? dit Roland.
– Oui, mais Buonaparté, répondit Alfred de Barjols.
À peine l'insolente parole était-elle sortie de la bouche du jeune aristocrate, que l'assiette avec laquelle jouait Roland s'était échappée de ses mains et l'allait frapper en plein visage.
Les femmes jetèrent un cri, les hommes se levèrent.
Roland éclata de ce rire nerveux qui lui était habituel et retomba sur sa chaise.
Le jeune aristocrate resta calme, quoiqu'une rigole de sang coulât de son sourcil sur sa joue.
En ce moment, le conducteur entra, disant, selon la formule habituelle:
– Allons, citoyens voyageurs, en voiture!
Les voyageurs, pressés de s'éloigner du théâtre de la rixe à laquelle ils venaient d'assister, se précipitèrent vers la porte.
– Pardon, monsieur, dit Alfred de Barjols à Roland, vous n'êtes pas de la diligence, j'espère?
– Non, monsieur, je suis de la chaise de poste; mais, soyez tranquille, je ne pars pas.
– Ni moi, dit l'Anglais; dételez les chevaux, je reste.
– Moi, je pars, dit avec un soupir le jeune homme brun, auquel Roland avait donné le titre de général; tu sais qu'il le faut, mon ami, et que ma présence est absolument nécessaire là-bas. Mais je te jure bien que je ne te quitterais point ainsi si je pouvais faire autrement…
Et, en disant ces mots, sa voix trahissait une émotion dont son timbre, ordinairement ferme et métallique, ne paraissait pas susceptible.
Tout au contraire, Roland paraissait au comble de la joie; on eût dit que cette nature de lutte s'épanouissait à l'approche du danger qu'il n'avait peut-être pas fait naître, mais que du moins il n'avait point cherché à éviter.
– Bon! général, dit-il, nous devions nous quitter à Lyon, puisque vous avez eu la bonté de m'accorder un congé d'un mois pour aller à Bourg, dans ma famille. C'est une soixantaine de lieues de moins que nous faisons ensemble, voilà tout. Je vous retrouverai à Paris. Seulement, vous savez, si vous avez besoin d'un homme dévoué et qui ne boude pas, songez à moi.
– Sois tranquille, Roland, fit le général.
Puis, regardant attentivement les deux adversaires:
– Avant tout, Roland, dit-il à son compagnon avec un indéfinissable accent de tendresse, ne te fais pas tuer; mais, si la chose est possible, ne tue pas non plus ton adversaire. Ce jeune homme, à tout prendre, est un homme de coeur, et je veux avoir un jour pour moi tous les gens de coeur.
– On fera de son mieux, général, soyez tranquille.
En ce moment, lhôte parut sur le seuil de la porte.
– La chaise de poste pour Paris est attelée, dit-il.
Le général prit son chapeau et sa canne déposés sur une chaise; mais, au contraire, Roland affecta de le suivre nu-tête, pour que l'on vît bien qu'il ne comptait point partir avec son compagnon.
Aussi Alfred de Barjols ne fit-il aucune opposition à sa sortie. D'ailleurs, il était facile de voir que son adversaire était plutôt de ceux qui cherchent les querelles que de ceux qui les évitent. Celui-ci accompagna le général jusqu'à la voiture, où le général monta.
– C'est égal, dit ce dernier en s'asseyant, cela me fait gros coeur de te laisser seul ici, Roland, sans un ami pour te servir de témoin.
– Bon! ne vous inquiétez point de cela, général; on ne manque jamais de témoin: il y a et il y aura toujours des gens curieux de savoir comment un homme en tue un autre.
– Au revoir, Roland; tu entends bien, je ne te dis pas adieu, je te dis au revoir!
– Oui, mon cher général, répondit le jeune homme d'une voix presque attendrie, j'entends bien, et je vous remercie.
– Promets-moi de me donner de tes nouvelles aussitôt l'affaire terminée, ou de me faire écrire par quelqu'un, si tu ne pouvais m'écrire toi-même.
– Oh! n'ayez crainte, général; avant quatre jours, vous aurez une lettre de moi, répondit Roland.
Puis, avec un accent de profonde amertume:
– Ne vous êtes-vous pas aperçu, dit-il, qu'il y a sur moi une fatalité qui ne veut pas que je meure?
– Roland! fit le général d'un ton sévère, encore!
– Rien, rien, dit le jeune homme en secouant la tête, et en donnant à ses traits l'apparence d'une insouciante gaieté, qui devait être l'expression habituelle de son visage avant que lui fût arrivé le malheur inconnu qui, si jeune, paraissait lui faire désirer la mort.
– Bien. À propos, tâche de savoir une chose.
– Laquelle, général?
– C'est comment il se fait qu'au moment où nous sommes en guerre avec l'Angleterre, un Anglais se promène en France, aussi