Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
mère et mademoiselle votre soeur? demanda celui-ci.
– À Bourg, chef-lieu du département de l'Ain.
– C'est tout près d'ici, répondit l'Anglais. Quant au général Bonaparte, j'irai, s'il le faut, en Égypte; je serais extrêmement satisfait de voir le général Bonaparte.
– Si vous prenez, comme vous le dites, milord, la peine de porter la lettre vous-même, vous n'aurez pas une si longue course à faire: dans trois jours, le général Bonaparte sera à Paris.
– Oh! fit l'Anglais, sans manifester le moindre étonnement, vous croyez?
– J'en suis sûr, répondit Roland.
– C'est, en vérité, un homme fort extraordinaire, que le général Bonaparte. Maintenant, avez-vous encore quelque autre recommandation à me faire, monsieur de Montrevel?
– Une seule, milord.
– Oh! plusieurs si vous voulez.
– Non, merci, une seule, mais très importante.
– Dites.
– Si je suis tué… mais je doute que j'aie cette chance…
Sir John regarda Roland avec cet oeil étonné qu'il avait déjà deux ou trois fois arrêté sur lui.
– Si je suis tué, reprit Roland, car, au bout du compte, il faut bien tout prévoir…
– Oui, si vous êtes tué, j'entends.
– Écoutez bien ceci, milord, car je tiens expressément en ce cas, à ce que les choses se passent exactement comme je vais vous le dire.
– Cela se passera comme vous le direz, répliqua sir John; je suis un homme fort exact.
– Eh bien donc, si je suis tué, insista Roland en posant et en appuyant la main sur l'épaule de son témoin, comme pour mieux imprimer dans sa mémoire la recommandation qu'il allait lui faire, vous mettrez mon corps comme il sera, tout habillé, sans permettre que personne le touche, dans un cercueil de plomb que vous ferez souder devant vous; vous enfermerez le cercueil de plomb dans une bière de chêne, que vous ferez également clouer devant vous. Enfin, vous expédierez le tout à ma mère, à moins que vous n'aimiez mieux jeter le tout dans le Rhône, ce que je laisse absolument à votre choix, pourvu qu'il y soit jeté.
– Il ne me coûtera pas plus de peine, reprit l'Anglais, puisque je porte la lettre, de porter le cercueil avec moi.
– Allons, décidément, milord, dit Roland riant aux éclats de son rire étrange, vous êtes un homme charmant, et c'est la Providence en personne qui a permis que je vous rencontre. En route, milord, en route!
Tous deux sortirent de la chambre de Roland. Celle de sir John était située sur le même palier. Roland attendit que l'Anglais rentrât chez lui pour prendre ses armes.
Il en sortit après quelques secondes, tenant à la main une boîte de pistolets.
– Maintenant, milord, demanda Roland, comment allons-nous à
Vaucluse? à cheval ou en voiture?
– En voiture, si vous voulez bien. Une voiture, c'est commode beaucoup plus si l'on était blessé: la mienne attend en bas.
– Je croyais que vous aviez fait dételer?
– J'en avais donné l'ordre, mais j'ai fait courir après le postillon pour lui donner contre-ordre.
On descendit l'escalier.
– Tom! Tom! dit sir John en arrivant à la porte, où l'attendait un domestique dans la sévère livrée d'un groom anglais, chargez- vous de cette boîte. – I am going with, mylord ?_ demanda _le domestique?
– Yes! répondit sir John.
Puis, montrant à Roland le marchepied de la calèche qu'abaissait son domestique.
– Venez, monsieur de Montrevel, dit-il.
Roland monta dans la calèche et s'y étendit voluptueusement.
– En vérité, dit-il, il n'y a décidément que vous autres Anglais pour comprendre les voitures de voyage; on est dans la vôtre comme dans son lit. Je parie que vous faites capitonner vos bières avant de vous y coucher.
– Oui, c'est un fait, répondit John, le peuple anglais, il entend très bien le confortable; mais le peuple français, il est un peuple plus curieux et plus amusant…
– Postillon, à Vaucluse.
IV – LE DUEL
La route n'est praticable que d'Avignon à l'Isle. On fit les trois lieues qui séparent l'Isle d'Avignon en une heure.
Pendant cette heure, Roland, comme s'il eût pris à tâche de faire paraître le temps court à son compagnon de voyage, fut verveux et plein d'entrain; plus il approchait du lieu du combat, plus sa gaieté redoublait. Quiconque n'eût pas su la cause du voyage ne se fût jamais douté que ce jeune homme, au babil intarissable et au rire incessant, fût sous la menace d'un danger mortel.
Au village de l'Isle, il fallut descendre de voiture. On s'informa; Roland et sir John étaient les premiers arrivés.
Ils s'engagèrent dans le chemin qui conduit à la fontaine.
– Oh! oh! dit Roland, il doit y avoir un bel écho ici.
Il y jeta un ou deux cris auxquels l'écho répondit avec une complaisance parfaite.
– Ah! par ma foi, dit le jeune homme, voici un écho merveilleux. Je ne connais que celui de la Seinonnetta, à Milan, qui lui soit comparable. Attendez, milord.
Et il se mit, avec des modulations qui indiquaient à la fois une voix admirable et une méthode excellente, à chanter une tyrolienne qui semblait un défi porté, par la musique révoltée, au gosier humain.
Sir John regardait et écoutait Roland avec un étonnement qu'il ne se donnait plus la peine de dissimuler. Lorsque la dernière note se fut éteinte dans la cavité de la montagne:
– Je crois, Dieu me damne! dit sir John, que vous avez le spleen.
Roland tressaillit et le regarda comme pour l'interroger. Mais, voyant que sir John n'allait pas plus loin:
– Bon! et qui vous fait croire cela demanda-t-il.
– Vous êtes trop bruyamment gai pour n'être pas profondément triste.
– Oui, et cette anomalie vous étonne?
– Rien ne m'étonne, chaque chose a sa raison d'être.
– C'est juste; le tout est d'être dans le secret de la chose. Eh bien, je vais vous y mettre.
– Oh! je ne vous y force aucunement.
– Vous êtes trop courtois pour cela; mais avouez que cela vous ferait plaisir d'être fixé à mon endroit.
– Par intérêt pour vous, oui.
– Eh bien, milord, voici le mot de l'énigme, et je vais vous dire, à vous, ce que je n'ai encore dit à personne. Tel que vous me voyez, et avec les apparences d'une santé excellente, je suis atteint d'un anévrisme qui me fait horriblement souffrir. Ce sont à tout moment des spasmes, des faiblesses, des évanouissements qui feraient honte à une femme. Je passe ma vie à prendre des précautions ridicules, et, avec tout cela, Larrey m'a prévenu que je dois m'attendre à disparaître de ce monde d'un moment à l'autre, l'artère attaquée pouvant se rompre dans ma poitrine au moindre effort que je ferai. Jugez comme c'est amusant pour un militaire! Vous comprenez que, du moment où j'ai été éclairé sur ma situation, j'ai décidé que je me ferais tuer avec le plus d'éclat possible. Je me suis mis incontinent à l'oeuvre. Un autre plus chanceux aurait réussi déjà cent fois; mais moi, ah bien, oui, je suis ensorcelé: ni balles ni boulets ne veulent de moi; on dirait que les sabres ont peur de s'ébrécher sur ma peau. Je ne manque pourtant pas une occasion; vous l'avez vu d'après ce qui s'est passé à table. Eh bien, nous allons nous battre, n'est-ce pas? Je vais me livrer