Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
de pas de large, lequel avait dû être autrefois la plate-forme du château, allait être le théâtre du drame qui approchait de son dénouement.
– Nous voici, messieurs, dit sir John.
– Nous sommes prêts, messieurs, dit M. de Valensolle.
– Que les adversaires veuillent bien écouter les conditions du combat, dit sir John.
Puis, s'adressant à M. de Valensolle:
– Redites-les, monsieur, ajouta-t-il; vous êtes Français et moi étranger; vous les expliquerez plus clairement que moi.
– Vous êtes de ces étrangers, milord, qui montreraient la langue à de pauvres Provençaux comme nous; mais, puisque vous avez la courtoisie de me céder la parole, j'obéirai à votre invitation.
Et il salua sir John, qui lui rendit son salut.
– Messieurs, continua le gentilhomme qui servait de témoin à M. de Barjols, il est convenu que l'on vous placera à quarante pas; que vous marcherez l'un vers l'autre; que chacun tirera à sa volonté, et, blessé ou non, aura la liberté de marcher après le feu de son adversaire.
Les deux combattants s'inclinèrent en signe d'assentiment, et, d'une même voix, presque en même temps, dirent:
– Les armes!
Sir John tira la petite clef de sa poche et ouvrit la boîte.
Puis il s'approcha de M. de Barjols et la lui présenta tout ouverte.
Celui-ci voulut renvoyer le choix des armes à son adversaire; mais, d'un signe de la main, Roland refusa en disant avec une voix d'une douceur presque féminine:
– Après vous, monsieur de Barjols; j'apprends que, quoique insulté par moi, vous avez renoncé à tous vos avantages; c'est bien le moins que je vous laisse celui-ci, si toutefois cela en est un.
M. de Barjols n'insista point davantage et prit au hasard un des deux pistolets.
Sir John alla offrir l'autre à Roland, qui le prit, l'arma, et, sans même en étudier le mécanisme, le laissa pendre au bout de son bras. Pendant ce temps, M. de Valensolle mesurait les quarante pas: une canne avait été plantée au point de départ.
– Voulez-vous mesurer après moi, monsieur? demanda-t-il à sir
John.
– Inutile, monsieur, répondit celui-ci; nous nous en rapportons,
M. de Montrevel et moi, parfaitement à vous.
M. de Valensolle planta une seconde canne au quarantième pas.
– Messieurs, dit-il, quand vous voudrez.
L'adversaire de Roland était déjà à son poste, chapeau et habit bas.
Le chirurgien et les deux témoins se tenaient à l'écart.
L'endroit avait été si bien choisi, que nul ne pouvait avoir sur son ennemi désavantage de terrain ni de soleil.
Roland jeta près de lui son habit, son chapeau, et vint se placer à quarante pas de M. de Barjols, en face de lui.
Tous deux, l'un à droite, l'autre à gauche, envoyèrent un regard sur le même horizon.
L'aspect en était en harmonie avec la terrible solennité de la scène qui allait s'accomplir.
Rien à voir à la droite de Roland, ni à la gauche de M. de Barjols; c'était la montagne descendant vers eux avec la pente rapide et élevée d'un toit gigantesque.
Mais du côté opposé, c'est-à-dire à la droite de M. de Barjols et à la gauche de Roland, c'était tout autre chose.
L'horizon était infini.
Au premier plan, c'était cette plaine aux terrains rougeâtres trouée de tous côtés par des points de roches, et pareille à un cimetière de Titans dont les os perceraient la terre.
Au second plan, se dessinant en vigueur sur le soleil couchant, c'était Avignon avec sa ceinture de murailles et son palais gigantesque, qui, pareil à un lion accroupi, semble tenir la ville haletante sous sa griffe. Au-delà d'Avignon, une lime lumineuse comme une rivière d'or fondu dénonçait le Rhône.
Enfin, de l'autre côté du Rhône, se levait, comme une lime d'azur foncé, la chaîne de collines qui séparent Avignon de Nîmes et d'Uzès.
Au fond, tout au fond, le soleil, que l'un de ces deux hommes regardait probablement pour la dernière fois, s'enfonçait lentement et majestueusement dans un océan d'or et de pourpre.
Au reste, ces deux hommes formaient un contraste étrange.
L'un, avec ses cheveux noirs, son teint basané, ses membres grêles, son oeil sombre, était le type de cette race méridionale qui compte parmi ses ancêtres des Grecs, des Romains, des Arabes et des Espagnols.
L'autre, avec son teint rosé, ses cheveux blonds, ses grands yeux azurés, ses mains potelées comme celles d'une femme, était le type de cette race des pays tempérés, qui compte les Gaulois, les Germains et les Normands parmi ses aïeux.
Si l'on voulait grandir la situation, il était facile d'en arriver à croire que c'était quelque chose de plus qu'un combat singulier entre deux hommes.
On pouvait croire que c'était le duel d'un peuple contre un autre peuple, d'une race contre une autre race, du Midi contre le Nord.
Étaient-ce les idées que nous venons d'exprimer qui occupaient l'esprit de Roland et qui le plongeaient dans une mélancolique rêverie?
Ce n'est point probable.
Le fait est qu'un moment il sembla oublier témoins, duel, adversaire, abîmé qu'il était dans la contemplation du splendide spectacle.
La voix de M. de Barjols le tira de ce poétique engourdissement.
– Quand vous serez prêt, monsieur, dit-il, je le suis.
Roland tressaillit.
– Pardon de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il; mais il ne fallait pas vous préoccuper de moi, je suis fort distrait; me voici, monsieur.
Et, le sourire aux lèvres, les cheveux soulevés par le vent du soir, sans s'effacer, comme il eût fait dans une promenade ordinaire, tandis qu'au contraire son adversaire prenait toutes les précautions usitées en pareil cas, Roland marcha droit sur M. de Barjols.
La physionomie de sir John, malgré son impassibilité ordinaire, trahissait une angoisse profonde.
La distance s'effaçait rapidement entre les deux adversaires.
M. de Barjols s'arrêta le premier, visa et fit feu, au moment où
Roland n'était plus qu'à dix pas de lui.
La balle de son pistolet enleva une boucle des cheveux de Roland, mais ne l'atteignit pas.
Le jeune homme se retourna vers son témoin.
– Eh bien, demanda-t-il, que vous avais-je dit?
– Tirez, monsieur, tirez donc! dirent les témoins.
M. de Barjols resta muet et immobile à la place où il avait fait feu.
– Pardon, messieurs, répondit Roland; mais vous me permettrez, je l'espère, d'être juge du moment et de la façon dont je dois riposter. Après avoir essuyé le feu de M. de Barjols, j'ai à lui dire quelques paroles que je ne pouvais lui dire auparavant.
Puis, se retournant vers le jeune aristocrate, pâle mais calme:
– Monsieur, lui dit-il, peut-être ai-je été un peu vif dans notre discussion de ce matin.
Et il attendit.
– C'est à vous de tirer, monsieur, répondit M. de Barjols.
– Mais, continua Roland comme s'il n'avait pas entendu, vous allez comprendre la cause de cette vivacité et l'excuser peut- être. Je suis militaire et aide de camp du général Bonaparte.
– Tirez, monsieur, répéta le jeune noble.
– Dites