Georges. Dumas Alexandre
fit, comme nous l'avons indiqué au commencement de ce chapitre, son entrée dans la rade Port-Louis, au milieu de l'affluence habituelle qui accueillait l'arrivée de chaque bâtiment européen.
Mais, cette fois, l'affluence était plus grande encore que de coutume, car les autorités de la colonie attendaient le futur gouverneur de l'île, qui, au moment où l'on doubla l'île des Tonneliers, monta sur le pont en grand uniforme d'officier général. Le jeune homme aux cheveux noirs connut donc seulement alors le grade politique de son compagnon de voyage, dont il ne savait, jusque-là, que le titre aristocratique.
En effet, l'Anglais aux cheveux blonds n'était autre que lord Williams Murrey, membre de la chambre haute, qui, après avoir été tour à tour marin et ambassadeur, venait d'être nommé gouverneur de l'île de France pour Sa Majesté Britannique.
Nous invitons donc le lecteur à reconnaître en lui ce jeune lieutenant qu'il a entrevu à bord de la Néréide, couché aux pieds de son oncle le capitaine Willoughby, blessé au côté d'un éclat de mitraille, et dont nous avions annoncé non seulement la guérison, mais encore la réapparition prochaine comme un des personnages principaux de notre histoire.
Au moment de se séparer de son compagnon, lord Murrey se retourna vers lui:
– À propos, Monsieur, lui dit-il, je donne dans trois jours un grand dîner aux autorités de l'île; j'espère que vous me ferez l'honneur d'être un de mes convives?
– Avec le plus grand plaisir, milord, répondit le jeune homme; mais encore, avant que j'accepte est-il convenable que, de mon côté, je dise à Votre Grâce qui je suis…
– Vous vous ferez annoncer en entrant chez moi, Monsieur, répondit lord Murrey, et alors je saurai qui vous êtes; en attendant, je sais ce que vous valez, et c'est ce qu'il me faut.
Puis saluant son compagnon de route de la main et du sourire, le nouveau gouverneur descendit dans la yole d'honneur avec le capitaine et s'éloignant du brick sous l'impulsion rapide de dix vigoureux rameurs, il toucha bientôt la terre à la fontaine du Chien-de-Plomb.
En ce moment, les soldats, rangés en bataille, présentèrent les armes, les tambours battirent aux champs, les canons des forts et de la frégate retentirent à la fois, et, pareils à un écho, ceux des autres bâtiments leur répondirent; aussitôt des acclamations universelles de «Vive lord Murrey!» accueillirent joyeusement le nouveau gouverneur, qui, après avoir gracieusement salué ceux qui lui faisaient cette honorable réception, s'achemina, entouré des principales autorités de l'île, vers le palais.
Et, cependant, ces hommes qui faisaient fête au représentant de Sa Majesté Britannique et qui applaudissaient à son arrivée, étaient bien les mêmes hommes qui, autrefois, avaient pleuré le départ des Français; mais aussi, c'est que quatorze ans s'étaient écoulés depuis cette époque; la génération ancienne avait en partie disparu, et la génération nouvelle ne gardait le souvenir des choses passées que par ostentation et comme on garde une vieille charte de famille. Quatorze ans s'étaient écoulés, avons-nous déjà dit, et c'est plus qu'il n'en faut pour oublier la mort de son meilleur ami, pour violer un serment juré; plus qu'il n'en faut enfin pour tuer, enterrer et débaptiser un grand homme ou une grande nation.
Chapitre V – L'enfant prodigue
Tous les yeux avaient suivi lord Murrey jusqu'à l'hôtel du gouvernement; mais, lorsque la porte du palais se fut refermée sur lui et sur ceux qui l'accompagnaient, tous les yeux se reportèrent sur le navire.
En ce moment, le jeune homme aux cheveux noirs en descendait à son tour, et la curiosité, qui venait d'abandonner le gouverneur, s'était reportée sur lui. En effet, on avait vu lord Murrey lui adresser gracieusement la parole et lui serrer la main; de sorte que la foule assemblée décidait, avec sa sagacité ordinaire, que cet étranger était quelque jeune seigneur appartenant à la haute aristocratie de France ou d'Angleterre. Cette probabilité s'était changée en une véritable certitude à la vue du double ruban qui ornait sa boutonnière, et dont l'un, il faut bien l'avouer, était un peu moins répandu à cette époque qu'il ne l'est aujourd'hui. Au reste, les habitants de Port-Louis eurent le temps d'examiner le nouvel arrivant; car, après avoir cherché des yeux autour de lui comme s'il se fût attendu à trouver quelqu'un de ses amis ou de ses parents sur la jetée, il s'était arrêté au bord de la mer, attendant que les chevaux du gouverneur fussent débarqués; puis, quand cette opération fut terminée, un domestique au teint basané, vêtu du costume des Maures d'Afrique, avec lequel l'étranger avait échangé quelques mots dans une langue inconnue, en équipa deux à la manière arabe, et, les prenant tous deux en bride, car on ne pouvait se fier encore à leurs jambes engourdies, il suivit son maître, qui s'était déjà acheminé à pied vers la chaussée, regardant toujours autour de lui, comme s'il se fût attendu à voir apparaître tout à coup, au milieu de toutes ces figures insignifiantes, une figure amie.
Parmi les groupes qui attendaient les étrangers à l'endroit qu'on appelle caractéristiquement la Pointe-aux-Blagueurs, il y en avait un dont le centre se composait d'un gros homme de cinquante à cinquante-quatre ans, aux cheveux grisonnants, aux traits vulgaires, à la voix éclatante, aux favoris taillés en pointe et venant joindre de chaque côté le coin de la bouche, et d'un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans; le gros homme était vêtu d'une redingote de mérinos marron, d'un pantalon de nankin et d'un gilet de piqué blanc. Il portait une cravate à coins brodés, et un long jabot, garni de dentelle, flottait sur sa poitrine. Le jeune homme, dont les traits, un peu plus accentués que ceux de son voisin, avaient cependant avec ceux-ci une telle ressemblance, qu'il était évident que ces deux individus se touchaient par les liens les plus proches de la parenté, était coiffé d'un chapeau gris, portait un mouchoir de soie noué négligemment autour du cou, était vêtu d'un gilet et d'un pantalon blancs.
– Voilà, par ma foi, un joli garçon, dit le gros homme en regardant l'étranger, qui passait en ce moment à quelques pas de lui, et je conseille, s'il doit faire séjour dans notre île, à nos mères et à nos maris de veiller sur leurs femmes et leurs filles.
– Voilà un joli cheval, dit le jeune homme en portant un lorgnon à son œil; pur sang, si je ne me trompe, tout ce qu'il y a de plus arabe, arabissime.
– Connais-tu ce monsieur, Henri? demanda le gros homme.
– Non, mon père; mais, s'il veut vendre son cheval, je sais bien qui lui en donnera mille piastres.
– Ce sera Henri de Malmédie, n'est-ce pas, mon enfant? dit le gros homme, et tu feras bien, si le cheval te plaît, de t'en passer la fantaisie; tu le peux, tu es riche.
Sans doute l'étranger entendit l'offre de M. Henri et l'approbation qu'y donnait son père, car sa lèvre se releva dédaigneusement, et il fixa tour à tour sur le père et sur le fils un regard hautain, et qui n'était pas exempt de menace, puis, plus instruit sans doute à leur égard qu'ils ne l'étaient au sien, il continua sa route en murmurant:
– Encore eux! Toujours eux!
– Que nous veut donc ce muscadin? demanda M. de Malmédie à ceux qui l'entouraient.
– Je n'en sais rien, mon père, répondit Henri; mais à la première fois que nous le rencontrerons, s'il nous regarde encore de la même manière, je vous promets de le lui demander.
– Que veux-tu, Henri, dit M. de Malmédie d'un air de pitié pour l'ignorance de l'étranger, le pauvre garçon ne sait pas qui nous sommes.
– Eh bien, alors, je le lui apprendrai, moi, murmura Henri.
Pendant ce temps, l'étranger, dont le dédaigneux regard avait éveillé ce menaçant colloque, avait, sans paraître s'inquiéter de l'impression produite par son passage, et, sans daigner se retourner pour en voir l'effet, continué son chemin vers le rempart. Parvenu au tiers du jardin de la Compagnie, à peu près, son attention fut attirée par un groupe qui s'était formé sur un petit pont, lequel communiquait du jardin avec la cour d'une maison de belle apparence, et dont le centre était occupé par une ravissante jeune fille de quinze ou seize ans, que l'étranger, homme d'art sans doute, et, par conséquent, amoureux de toute beauté, s'arrêta pour regarder plus