Georges. Dumas Alexandre
cela, Monsieur? demanda le vieillard de plus en plus étonné.
– C'est qu'en ce cas, au lieu de rester ici, vous seriez comme tout le monde descendu sur le port.
– Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez, répondit mélancoliquement le vieillard en secouant sa tête blanchie; je prends au contraire, et j'en suis certain, un plus grand intérêt que personne à ce spectacle. Chaque fois qu'il arrive un bâtiment, n'importe de quel pays ce bâtiment arrive, je viens depuis quatorze années voir s'il ne m'apporte pas quelque lettre de mes enfants, ou mes enfants eux-mêmes; et, comme cela me fatiguerait trop d'être debout, je viens dès le matin m'asseoir ici, à la même place d'où je les ai vus partir; et je reste là tout le jour, jusqu'à ce que, chacun s'étant retiré, tout espoir soit perdu pour moi.
– Mais comment ne descendez-vous pas vous-même jusqu'au port? demanda l'étranger.
– C'est aussi ce que j'ai fait pendant les premières années, répondit le vieillard: mais alors je connaissais trop vite mon sort; et, comme chaque déception nouvelle devenait plus pénible, j'ai fini par m'arrêter ici, et j'envoie à ma place mon nègre Télémaque. Ainsi l'espoir dure plus longtemps. S'il revient vite, je crois qu'il m'annonce leur arrivée, s'il tarde à revenir, je crois qu'il attend une lettre. Puis il revient la plupart du temps les mains vides. Alors je me lève et je m'en retourne seul comme je suis venu; je rentre dans ma maison déserte, et je passe la nuit à pleurer en me disant: «Ce sera sans doute pour la prochaine fois.»
– Pauvre père! murmura l'étranger.
– Vous me plaignez, Monsieur? demanda le vieillard avec étonnement.
– Sans doute, je vous plains, répondit le jeune homme.
– Vous ne savez donc pas qui je suis?
– Vous êtes homme et vous souffrez.
– Mais je suis mulâtre, répondit le vieillard d'une voix basse et profondément humiliée.
Une vive rougeur passa sur le front du jeune homme.
– Et moi aussi, Monsieur, je suis mulâtre, répondit-il.
– Vous? s'écria le vieillard.
– Oui, moi, répondit l'étranger.
– Vous êtes mulâtre, vous, Monsieur? et le vieillard regardait avec étonnement le ruban rouge et bleu noué à la redingote de l'étranger. Vous êtes mulâtre? Oh! alors votre pitié ne m'étonne plus. Je vous avais pris pour un blanc mais, du moment que vous êtes homme de couleur comme moi, c'est autre chose; vous êtes un ami, un frère.
– Oui, un ami, un frère, dit le jeune homme en tendant les deux mains au vieillard.
Puis il murmura à voix basse et en le regardant avec une indéfinissable expression de tendresse:
– Et plus que cela encore, peut-être.
– Alors je puis donc tout vous dire, continua le vieillard. Ah! je sens que cela me fera du bien, de parler de ma douleur. Imaginez-vous, Monsieur, que j'ai, ou plutôt que j'avais, car Dieu seul sait si tous deux vivent encore; imaginez-vous que j'avais deux enfants, deux fils que j'aimais tous deux de l'amour d'un père, un surtout.
L'étranger tressaillit et se rapprocha encore du vieillard.
– Cela vous étonne, n'est-ce pas, reprit le vieillard, que je fasse une différence entre ces deux enfants, et que je préfère l'un à l'autre? Oui, cela ne doit pas être, je le sais; oui, cela est injuste, je l'avoue; mais c'était le plus jeune, c'était le plus faible, voilà mon excuse.
L'étranger porta la main à son front, et, profitant du moment où le vieillard, honteux de la confession qu'il venait de faire, détournait la tête, il essuya une larme.
– Oh! si vous les aviez connus tous deux, continua le vieillard, vous auriez compris cela. Ce n'est pas que Georges, – il s'appelait Georges, – ce n'est pas que Georges fût le plus beau; oh! non, au contraire, son frère Jacques était bien mieux que lui; mais il avait dans son pauvre petit corps un esprit si intelligent, si ardent, si ferme, que, si je l'eusse mis au collège de Port-Louis avec les autres enfants, je suis bien certain que, quoiqu'il n'eût que douze ans, il eût bientôt dépassé tous les autres élèves.
Les yeux du vieillard brillèrent un instant d'orgueil et d'enthousiasme; mais ce changement passa avec la rapidité de l'éclair, et son regard avait déjà repris son expression vague, plaintive et mate, lorsqu'il ajouta:
– Mais je ne pouvais pas le mettre au collège ici. Le collège a été fondé pour les blancs, et nous ne sommes que des mulâtres.
À son tour, la physionomie du jeune homme s'alluma, et il passa sur sa figure comme une flamme de dédain et de colère sauvage.
Le vieillard continua sans même remarquer le mouvement de l'étranger.
– C'est pour cela que je les ai envoyés tous deux en France, espérant que l'éducation fixerait l'humeur vagabonde de l'aîné et dompterait le caractère trop entier du second; mais il paraît que Dieu n'approuvait pas ma résolution car, dans un voyage qu'il a fait à Brest, Jacques s'est embarqué à bord d'un corsaire, et, depuis, je n'ai reçu de ses nouvelles que trois fois, et, à chaque fois, d'un point du monde opposé; et Georges a laissé développer en grandissant ce germe d'inflexibilité qui m'effrayait en lui. Celui-là m'a écrit plus souvent, tantôt d'Angleterre, tantôt d'Égypte, tantôt d'Espagne, car il a beaucoup voyagé aussi, et, quoique ses lettres soient fort belles, je vous le jure, je n'ai pas osé les montrer à personne.
– Ainsi, ni l'un ni l'autre ne vous ont jamais parlé de l'époque de leur retour?
– Jamais; et qui sait si même je les reverrai un jour car, de mon côté, quoique le moment où je les reverrai doive être le moment le plus heureux de ma vie, je ne leur ai jamais dit de revenir. S'ils demeurent là-bas, c'est qu'ils y sont plus heureux qu'ils ne le seraient ici; s'ils n'éprouvent pas le besoin de revoir leur vieux père, c'est qu'ils ont trouvé en Europe des gens qu'ils aiment mieux que lui. Qu'il soit donc fait selon leur désir, surtout si ce désir peut les conduire au bonheur. Cependant, quoique je les regrette tous deux également, c'est cependant Georges qui me manque le plus, et c'est celui-là qui me fait le plus de peine en ne me parlant jamais de retour.
– S'il ne vous parle pas de retour Monsieur, reprit l'étranger d'une voix dont il cherchait inutilement à comprimer l'émotion, c'est peut-être qu'il se réserve le plaisir de vous surprendre, et qu'il veut vous faire achever dans le bonheur une journée commencée dans l'attente.
– Plût à Dieu! dit le vieillard en levant les yeux et les mains au ciel.
– C'est peut-être, continua le jeune homme avec une voix de plus en plus émue, qu'il veut se glisser près de vous sans être reconnu de vous, et jouir ainsi de votre présence, de votre amour et de vos bénédictions.
– Ah! il serait impossible que je ne le reconnusse pas.
– Et cependant, s'écria le jeune homme incapable de résister plus longtemps au sentiment qui l'agitait, vous ne m'avez pas reconnu, mon père!
– Vous!.. toi!.. toi!.. s'écria à son tour le vieillard en parcourant l'étranger d'un regard avide, tandis qu'il tremblait de tous ses membres, la bouche entrouverte et souriant avec doute.
Puis, secouant la tête:
– Non, non, ce n'est pas Georges, dit-il; il y a bien quelque ressemblance entre vous et lui; mais il n'est pas grand, il n'est pas beau comme vous; ce n'est qu'un enfant, et vous, vous êtes un homme.
– C'est moi, c'est bien moi, mon père; mais reconnaissez-moi donc, s'écria Georges; mais songez que quatorze ans se sont écoulés depuis que je ne vous ai vu; songez que j'en ai aujourd'hui vingt-six, et, si vous doutez, tenez, tenez, voyez cette cicatrice à mon front, c'est la trace du coup que m'a donné M. de Malmédie le jour où vous avez si glorieusement pris un drapeau anglais. Oh! ouvrez-moi vos bras, mon père, et, quand vous m'aurez embrassé, quand vous m'aurez pressé sur votre cœur, vous ne douterez plus que je ne sois votre fils.
Et