La San-Felice, Tome 09. Dumas Alexandre

La San-Felice, Tome 09 - Dumas Alexandre


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et laissa tomber son verre, qui se brisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré, haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant:

      –Que veut-il? que me demande-t-il?

      A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait sur ses traits, tous les convives se levèrent effrayés, et, se doutant que le roi avait vu de la galerie quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à la galerie.

      Au même instant, ces mots, sortis de toutes les bouches comme un frisson électrique, passèrent par tous les coeurs:

      –L'amiral Caracciolo!

      Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil, répéta:

      –Que veut-il? que me demande-t-il?

      –Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison, sire, répondit sir William, courtisan jusqu'en face de ce roi éperdu et de ce cadavre menaçant.

      –Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il demande autre chose!

      –Une sépulture chrétienne, sire, murmura à l'oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.

      –Il l'aura! répondit le roi, il l'aura!

      Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant aux murailles du navire, il se précipita dans sa chambre, dont il referma la porte derrière lui.

      –Harry, prenez une barque et allez repêcher cette charogne, dit Nelson, de la même voix qu'il eût dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez la voile de misaine.»

      LXXXVIII

      LES REMORDS DE FRA PACIFICO

      La fête de Nelson avait fini, comme le songe d'Athalie, par un coup de tonnerre.

      Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme devant la terrible apparition; mais le mouvement de la houle qui venait du sud-est, poussant d'un mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie sur un fauteuil.

      C'est alors que Nelson, inébranlable dans son courage comme il était implacable dans sa haine, avait donné à Harry l'ordre que nous avons entendu.

      Harry avait obéi à l'instant même: une barque du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine Harry les avait suivis.

      Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels s'abat un milan, toutes les barques, nous l'avons dit, s'étaient écartées du cadavre, et, musique muette, flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.

      Celles qui étaient séparées de la terre par le cadavre faisaient un grand détour pour le contourner et agitaient d'autant plus leurs avirons qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.

      Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, s'étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté opposé à l'apparition, chacun appelant ses bateliers. Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et, par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient le cadavre, vers lequel s'avançaient à grands coups d'avirons le capitaine Harry et ses hommes.

      Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient à le toucher, Harry le prit par les cheveux et essaya de le soulever hors de l'eau; mais on eût dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent dans la main du capitaine.

      Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna à deux de ses hommes de prendre le cadavre par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la barque.

      Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait supporter le poids, obéit seule à leur effort et vint rouler dans la barque.

      Harry frappa du pied.

      –Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu y viendras tout entier, dussé-je t'arracher membre à membre!

      Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain par le collet de son habit et le secouant d'un tremblement nerveux; Nelson faisait respirer des sels à la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer l'apparition à l'aide de la science; les officiers raillaient de plus en plus; les barques continuaient de fuir.

      Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry, avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo, sous ses bras, et attiraient à eux; mais, quoique les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes réunis parvinrent à grand'peine à faire passer le tronc par-dessus le bordage du canot.

      Les officiers anglais battirent des mains avec de grands éclats de rire et en criant:

      –Hourra pour Harry!

      La barque regagna le bâtiment et fut amarrée sous le beaupré.

      Les officiers, curieux de connaître la cause de ce phénomène, passèrent du gaillard d'arrière au gaillard d'avant, tandis que les convives quittaient furtivement le vaisseau par les escaliers de tribord et de bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle qui, pour la plupart d'entre eux, avait quelque chose de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.

      Sir William avait rencontré juste en disant que les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient d'air et d'eau, et revenaient naturellement à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant, d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que celui de l'amiral avait exécuté cette ascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.

      Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons ces détails, pesa les deux boulets; il affirme qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.

      Le chapelain de la Minerve, celui-là même qui avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et consulté sur ce qu'il y avait à faire du cadavre.

      –Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il.

      –Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition, lui fut-il répondu.

      –Et qu'a-t-il dit?

      –Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût une sépulture chrétienne.

      –Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce que le roi a ordonné.

      –Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.

      Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin des funérailles étant abandonné au chapelain.

      Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait pas.

      Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de ses habits de paysan, moins la veste, qu'on lui avait ôtée pour l'exécution, au fond du canot qui l'avait recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de la lune.

      Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque conduite par deux bateliers et montée par un seul moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.

      Comme il fut facilement reconnu par l'officier de quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser faire, on ne s'inquiétait aucunement de ce canot, qui, d'ailleurs, ne portait qu'un moine et deux bateliers.

      En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot droit sur la barque, près de laquelle il se rangea bord à bord.

      Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, sauta dans la barque, contempla un instant le cadavre en silence et en laissant échapper de grosses larmes de ses yeux.

      Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot qui avait amené le moine, et monta à bord du Foudroyant.

      Il venait y demander les derniers ordres


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