Le Speronare. Dumas Alexandre

Le Speronare - Dumas Alexandre


Скачать книгу
si nous la lui faisions monter?

      – Demain, pas ce soir; ce soir pas un seul verre, nous avons besoin qu'il ait toute sa tête, voyez-vous; c'est Dieu qui nous pousse et c'est lui qui nous conduit.

      Pietro s'approcha de nous.

      – Que veux-tu? lui demanda le capitaine.

      – Moi, rien, capitaine; seulement, sans indiscrétion, est-ce que vous avez oublié de lui faire dire sa messe à cet animal-là?

      – Silence! dit le capitaine; ce qui devait être fait à été fait, soyez tranquille.

      – Mais alors de quoi se plaint-il?

      – Tiens, Pietro, veux-tu que je te dise, reprit le capitaine, tant qu'il me restera un sou de son maudit argent, je crois que ce sera comme cela. Aussi, en arrivant à la Pace, je porte le reste à l'église des Jésuites, et je fais une fondation annuelle, parole d'honneur.

      – Ils y tiennent, dit Jadin.

      – Que diable voulez-vous, mon cher? repris-je. Le moyen de ne pas être superstitieux, quand on se trouve sur une pareille coquille de noix, entre un ciel qui flambe, une mer qui rugit, et un tas de vents qui viennent on ne sait d'où. J'avoue que je suis comme le capitaine, tout prêt à faire dire aussi une messe pour l'âme de ce bon monsieur Gaëtano.

      – Ne vous engagez pas trop, me dit Jadin, il me semble que voilà le calme qui revient.

      En effet, il y avait en ce moment entre le sirocco et le mistral une espèce de trêve, de sorte que le bâtiment était redevenu un peu tranquille, quoiqu'il eût encore l'air de frémir comme un cheval effrayé. Le capitaine alors monta sur un banc, et pardessus le toit de la cabine échangea quelques paroles avec le pilote.

      – Oui, oui, dit celui-ci, il n'y aura pas de mal, quoique nous n'ayons pas pour bien longtemps à être tranquilles. Oui, cela nous fera toujours gagner un mille ou deux.

      – Qu'allons-nous faire? demandai-je.

      – Profiter de ce moment de bonace pour marcher un peu à la rame. Ohé! les enfants, continua-t-il, aux rames! aux rames!

      Les matelots s'élancèrent sur les avirons, qui s'allongèrent par-dessus les bastingages, comme les pattes de quelque animal gigantesque, et qui commencèrent à battre la mer.

      Au premier coup, le chant habituel de nos matelots commença; mais à cette heure, après le danger que nous venions de courir, il me sembla plus doux et plus mélancolique que d'habitude. Il faut avoir entendu cette mélodie en circonstance pareille, et dans une nuit semblable, pour se faire une idée de l'effet qu'elle produisit sur nous. Ces hommes qui chantaient ainsi entre le danger passé et le danger à venir, étaient une sainte et vivante image de la foi.

      Cette trêve dura une demi-heure à peu près. Puis la pluie commença à retomber plus épaisse, le tonnerre à gronder plus fort, le ciel à s'ouvrir plus enflammé, et le cri déjà si connu: La burrasca! la burrasca! retentit de nouveau derrière la cabine. Aussitôt les matelots tirèrent les avirons, les rangèrent le long du bord, et se tinrent de nouveau prêts à la manoeuvre.

      Nous eûmes alors une nouvelle répétition de la scène que j'ai racontée, moins l'épisode de la voile, plus un événement qui le remplaça avec un certain succès.

      Nous étions au plus fort de la bourrasque, bondissant, virant, tournant au bon plaisir du vent et de la vague, lorsque tout à coup une tête monstrueuse, inconnue, fantastique apparut à l'écoutille de l'arrière, absolument à la manière dont sort un diable par une trappe de l'Opéra, et après avoir crié deux ou trois fois: Aqua! aqua! aqua! s'abîma de nouveau dans les profondeurs de la cale. Je crus reconnaître Giovanni.

      Cette apparition n'avait pas été vue seulement de nous seuls, mais de tout l'équipage. Le capitaine dit deux mots à Pietro, qui disparut à son tour par l'écoutille. Une seconde après, il remonta avec une émotion visible, et s'approchant du capitaine:

      – C'est vrai, murmura-t-il.

      Le capitaine vint aussitôt à nous.

      – Écoutez, dit-il, il paraît qu'il vient de se faire une voie d'eau dans la cale; si la voie est forte, comme nous n'avons pas de pompes, nous sommes en danger: ne gardez donc, de tout ce que vous avez sur vous, que vos pantalons pour être plus à votre aise au cas où il vous faudrait sauter à la mer. Alors, saisissez une planche, un tonneau, une rame, la première chose venue. Nous sommes sur la grande route de Naples à Palerme, quelque bâtiment passera, et nous en serons quittes, je l'espère, pour un bain de douze ou quinze heures.

      Et le capitaine, pensant que ces mots n'avaient pas besoin de commentaire, et que le danger réclamait sa présence, descendit à son tour dans l'écoutille, tandis que Jadin et moi nous rentrions dans la cabine, et, nous munissant chacun d'une ceinture contenant tout ce que nous avions d'or, nous mettions bas habits, gilets, bottes et chemises.

      Lorsque nous reparûmes sur le pont dans notre costume de nageurs, chacun attendait silencieusement le retour du capitaine, et l'on voyait la tête du pilote qui dépassait le toit de la cabine, ce qui prouvait qu'il n'attachait pas moins d'importance que les autres à la nouvelle que le capitaine allait rapporter.

      Il remonta en éclatant de rire.

      La voie d'eau était tout bonnement occasionnée par un tonneau de glace que nous avions emporté de Naples, afin de boire frais tout le long de la route, et que nous avions mis au plus profond de la cale; une secousse l'avait renversé, la glace avait fondu, et c'était cette eau gelée qui, envahissant le matelas de notre pauvre cuisinier, l'avait un instant tiré de sa torpeur, et lui avait fait pousser les cris qui avaient tant effrayé tout l'équipage.

      Cette bourrasque passa comme la première. Un peu de calme reparut, et avec le calme le chant de nos matelots. Nous étions écrasés de fatigue, il devait être à peu près onze heures ou minuit. Nous n'avions rien pris depuis le matin, ce n'était pas le moment de parler de cuisine. Nous rentrâmes dans notre cabine, et nous nous jetâmes sur nos matelas. Je ne sais pas ce que devint Jadin; mais, quant à moi, au bout de dix minutes j'étais endormi.

      Je fus éveillé par le plus effroyable sabbat que j'eusse jamais entendu de ma vie. Tous nos matelots criaient en même temps, et couraient comme des fous de l'avant à l'arrière, passant sur le toit de la cabine qui craquait sous leurs pieds comme s'il allait se défoncer. Je voulus sortir, mais le mouvement était si violent que je ne pus tenir sur mes pieds, et que j'arrivai à la porte en roulant plutôt qu'en marchant; là, je me cramponnai si bien que je parvins à me mettre debout.

      – Que diable y a-t-il donc encore? demandai-je à Jadin qui regardait tranquillement tout cela les mains dans ses poches, et en fumant sa pipe.

      – Oh! mon Dieu, me répondit-il, rien, ou presque rien; c'est un vaisseau à trois ponts qui, sous prétexte qu'il ne nous voit pas, veut nous passer sur le corps, à ce qu'il paraît.

      – Et où est-il?

      – Tenez, me dit Jadin en étendant la main à l'arrière, là, tenez.

      En effet, je vis à l'instant même grandir, du milieu de la mer où il semblait plongé, le géant marin qui nous poursuivait. Il monta au plus haut d'une vague, de sorte qu'il nous dominait, comme de sa montagne un vieux château domine la plaine. Presque au même instant, par un jeu de bascule immense, nous montâmes et lui descendit, au point que nous nous trouvâmes de niveau avec ses mâts de perroquet. Alors seulement il nous aperçut sans doute, car il fit à son tour un mouvement pour s'écarter à droite, tandis que nous faisions un mouvement pour nous écarter à gauche. Nous le vîmes passer comme un fantôme, et de son bord ces mots nous arrivèrent lancés par le porte-voix: «Bon voyage!» Puis le vaisseau s'élança comme un cheval de course, s'enfonça dans l'obscurité, et disparut.

      – C'est l'amiral Mollo, dit le capitaine, qui va sans doute à Palerme avec le Ferdinand; ma foi! il était temps qu'il nous vît; sans cela nous passions un mauvais quart d'heure.

      – Où donc sommes-nous maintenant, capitaine?

      – Oh! nous avons fait du chemin, allez! nous sommes au


Скачать книгу