Le Speronare. Dumas Alexandre

Le Speronare - Dumas Alexandre


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je vis tout l'horizon se teindre d'une lueur rougeâtre, tandis que j'entendais un bruit assez pareil à celui que ferait une batterie de dix ou douze pièces de canon éclatant les unes après les autres. C'était le volcan de Stromboli.

      Ce fut pour nous un phare, et il pouvait nous indiquer avec quelle rapidité nous marchions. La première fois que je l'avais entendu, il était à l'avant du bâtiment, bientôt nous l'eûmes à notre droite, bientôt enfin derrière nous. Sur ces entrefaites, nous atteignîmes trois heures du matin, et le jour commença à se lever.

      Je n'ai vu de ma vie plus splendide spectacle. Peu à peu la tempête avait cessé, quoique le mistral continuât toujours de se faire sentir. La mer était redevenue d'un bleu azur, et offrait l'image d'Alpes mouvantes, avec leurs vallées sombres, avec leurs montagnes nues et couronnées d'une écume blanche comme la neige. Notre speronare, léger comme la feuille, était balayé à cette surface, montant, descendant, remontant encore pour redescendre avec une rapidité effrayante, et en même temps une intelligence suprême. C'est que le vieux Nunzio n'avait pas quitté le gouvernail, c'est qu'au moment où quelqu'une de ces montagnes liquides se gonflait derrière nous, et se précipitait pour nous engloutir, d'un léger mouvement il jetait le speronare de côté, et nous sentions alors la montagne, momentanément affaissée, bouillonner au-dessous de nous, puis nous prendre sur ses robustes épaules, nous élever à son plus haut sommet, de sorte qu'à deux ou trois lieues autour de nous nous revoyions tous ces pics et toutes ces vallées. Tout à coup la montagne s'affaissait en gémissant sous notre carène, nous redescendions précipités par un mouvement presque vertical, puis nous nous trouvions au fond d'une gorge, où nous ne voyions plus rien que de nouvelles vagues prêtes à nous engloutir, et qui, au contraire, comme si elles eussent été aux ordres de notre vieux pilote, nous reprenaient de nouveau sur leur dos frémissant pour nous reporter au ciel.

      Deux ou trois heures se passèrent à contempler ce magnifique spectacle au milieu duquel nous cherchions toujours les côtes de la Sicile, dont nous devions cependant approcher, puisque nous venions de laisser derrière nous Lipari, l'ancienne Méliganis, et Stromboli, l'ancienne Strongyle; mais devant nous un immense voile s'étendait comme si toute la vapeur chassée par le mistral s'était épaissie pour nous cacher les côtes de l'antique Trinacrie. Nous demandâmes alors au pilote si nous naviguions vers une île invisible, et s'il n'y avait pas espérance de voir tomber le nuage qui nous cachait la déesse. Nunzio se tourna vers l'ouest, étendit la main au-dessus de sa tête, puis se tournant de notre côté:

      – Est-ce que vous n'avez pas faim? dit-il.

      – Si fait, répondîmes-nous d'une seule voix. Il y avait vingt heures que nous n'avions mangé.

      – Eh bien! déjeunez, je vous promets la Sicile pour le dessert.

      – Vent de Sardaigne? demanda le patron.

      – Oui, capitaine, répondit Nunzio.

      – Alors nous serons à Messine aujourd'hui?

      – Ce soir, deux heures après l'Ave Maria.

      – C'est sûr? demandai-je.

      – Aussi sûr que l'Évangile, dit Pietro en dressant notre table. Le vieux l'a dit.

      Ce jour-là il n'y avait pas moyen de faire la pêche. En revanche on tordit le cou à deux ou trois poulets, on nous servit une douzaine d'oeufs, on nous monta deux bouteilles de vin de Bordeaux, et nous invitâmes le capitaine à prendre sa part du déjeuner. Comme il avait grand faim, il se fit moins prier que la veille. Au reste, quand je dis que Pietro mit la table, je parle métaphoriquement. La table, à peine dressée, avait été renversée, et nous étions forcés de manger debout en nous adossant à quelque appui, tandis que Giovanni et Pietro tenaient les plats. Le reste de l'équipage, entraîné par notre exemple, commença à en faire autant. Il n'y avait que le vieux Nunzio qui, toujours à son gouvernail, paraissait insensible à la fatigue, à la faim et à la soif.

      – Dites donc, capitaine, demandai-je à notre convive, est-ce qu'il y aurait encore du danger à envoyer une bouteille de vin au pilote?

      – Hum! dit le capitaine, en regardant autour de lui, la mer est encore bien grosse, une vague est bientôt embarquée.

      – Mais un verre, au moins?

      – Oh! un verre, il n'y a pas d'inconvénient. Tiens, dit le capitaine à Peppino qui venait de reparaître, tiens, prends ce verre-là, et porte-le au vieux, sans en répandre, entends-tu?

      Peppino disparut dans la cabine, et un instant après nous vîmes au-dessus du toit la tête du pilote qui s'essuyait la bouche avec sa manche, tandis que l'enfant rapportait le verre vide.

      Merci, excellences, dit Nunzio. Hum! hum! merci. Ça ne fait pas de mal, n'est-ce pas, Vicenzo?

      Une seconde tête apparut. – Le fait est qu'il est bon, dit Vicenzo en étant son bonnet, et il disparut.

      – Comment! ils sont deux? demandai-je.

      – Oh! dans le gros temps ils ne se quittent jamais, ce sont de vieux amis.

      – Alors un second verre?

      – Un second verre, soit! mais ce sera le dernier.

      Peppino porta à l'arrière notre seconde offrande, et nous vîmes bientôt une main qui tendait à Nunzio le verre scrupuleusement vidé jusqu'à la moitié. Nunzio ôta son bonnet, nous salua, et but.

      – Maintenant, excellences, dit-il en rendant le verre vide à Vicenzo, je crois que si vous voulez vous retourner du côté de la Sicile, vous ne tarderez pas à voir quelque chose.

      Effectivement, depuis quelques minutes nous commencions à sentir des bouffées de vent qui venaient du côté de la Sardaigne, et dont nous avions profité en ouvrant une petite voile latine qui se hissait au haut du mât placé à l'avant. Au premier souffle de ce vent, les vapeurs qui pesaient sur la mer se soulevèrent comme une fumée détachée de son foyer, puis découvrirent graduellement les côtes de Sicile et les montagnes de Calabre, qui semblèrent d'abord ne faire, depuis le cap Blanc jusqu'à la pointe du Pizzo, qu'un même continent dominé par la tête gigantesque de l'Etna. La terre fabuleuse et mythologique d'Ovide, de Théocrite et de Virgile, était enfin devant nos yeux, et notre navire, comme celui d'Énée, voguait vers elle à pleines voiles, non plus protégé par Neptune, l'antique dieu de la mer, mais sous les auspices de la madone, étoile moderne des matelots.

      MESSINE LA NOBLE

      Nous approchions rapidement, dévorant des yeux l'horizon circulaire qui s'ouvrait devant nous comme un vaste amphithéâtre. A midi, nous étions à la hauteur du cap Pelore, ainsi appelé du pilote d'Annibal. Le général africain fuyait en Asie les Romains qui l'avaient poursuivi en Afrique, lorsque arrivé au point où nous étions, et d'où il est impossible de distinguer le détroit, il se crut trahi et acculé dans une anse où les ennemis allaient le bloquer et le prendre. Annibal était l'homme des résolutions rapides et extrêmes; il regarda sa main: l'anneau empoisonné qu'il portait toujours n'avait pas quitté son doigt. Sûr alors d'échapper à la honte de l'esclavage par la rapidité de la mort, il voulut que celui qui l'avait trahi allât annoncer son arrivée à Pluton; et sans lui accorder les deux heures qu'il demandait pour se justifier, il le fit jeter à la mer; deux heures plus tard il s'aperçut de son erreur, et nomma du nom de sa victime le cap qui, en se prolongeant, lui avait dérobé la vue du détroit; tardive expiation qui, consacrée par les historiens, s'est conservée jusqu'à nos jours.

      De moment en moment, au reste, tous les accidents de la côte nous apparaissaient plus visibles; les villages se détachaient en blanc sur le fond verdâtre du terrain; nous commencions à apercevoir l'antique Scylla, ce monstre au buste de femme et à la ceinture entourée de chiens dévorants, si redoutée des anciens matelots, et que le divin Hélénus avait tant recommandé à Énée de fuir. Quant à nous, nous fûmes moins prudents que le héros troyen, quoique nous vinssions comme lui d'échapper à une tempête. La mer était redevenue tout à fait calme, les aboiements des chiens avaient cessé pour faire place au bruit de la mer, qui se brisait contre le rivage; la Scylla moderne nous apparaissait dans son pittoresque développement, avec


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