La Daniella, Vol. I. Жорж Санд
l'aimais beaucoup? lui dis-je.
– Plus que tout au monde, répondit-il. J'étais son protecteur; je me figurais être son père, parce que j'avais quatre ans de plus qu'elle. Elle était jolie, intelligente, et elle m'adorait. Elle demeurait à trois lieues du presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me permettait d'aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte de sa maison. Elle était morte sans que j'eusse appris qu'elle était malade. Dans nos campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez, trois lieues, c'est une distance. Cet événement eut beaucoup d'influence sur ma vie et sur mon caractère, déjà ébranlé par la mort de mon père. Je perdis toute gaieté. Je ne fus pas consolé ou fortifié par une tendresse délicate ou intelligente. Mon oncle me disait qu'il était ridicule de pleurer, parce que notre Juliette était au ciel et plus à envier qu'à plaindre. Je n'en doutais pas; mais cela ne m'enseignait pas le moyen de vivre sans affection, sans intérêt et sans but. Bref, je restai longtemps taciturne et accablé, et, j'ai beau faire, je me sens toujours mélancolique et porté à l'indolence.
– Cette indolence est-elle le résultat de tes réflexions sur le néant de la vie, ou un état de langueur physique? Je te trouve pâle, et tu parais plus âgé que tu ne l'es. Es-tu d'une bonne santé?
– Je n'ai jamais été malade, et j'ai physiquement de l'activité. Je suis un marcheur infatigable; j'aimerais peut-être les voyages; mais mon malheur est de ne pas bien savoir ce que j'aime, car je ne me connais point, et je suis paresseux à m'interroger.
– Tu me parlais cependant de tes projets: donc, tu n'as pas quitté ta province et tu n'es pas venu à Paris sans avoir quelque désir ou quelque résolution d'utiliser ta vie?
– Utiliser ma vie! dit le jeune homme après un moment de silence; oui, voilà bien le fond de ma pensée. J'ai besoin que vous me disiez qu'un homme n'a pas le droit de vivre pour lui seul. C'est pour que vous me disiez cela que je suis ici; et, quand vous me l'aurez bien fait comprendre et sentir, je chercherai à quoi je suis propre, si toutefois je suis propre à quelque chose.
– Voilà ce qu'il ne faut jamais révoquer en doute. Si tu es bien pénétré de l'idée du devoir, tu dois te dire qu'il n'y a d'incapables que ceux qui veulent l'être.
Nous causâmes ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une grande docilité de coeur et d'esprit. Je le regardais avec attention, et je remarquais la délicate et pénétrante beauté de sa figure. Plutôt petit que grand, brun jusqu'à en être jaune, un peu trop inculte de chevelure, et déjà pourvu d'une moustache très-noire, il offrait, au premier aspect, quelque chose de sombre, de négligé ou de maladif; mais un doux sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des éclairs de vive sensibilité donnaient à ses yeux, un peu petits et enfoncés, un rayonnement extraordinaire. Ce n'étaient là ni le sourire, ni le regard d'une jeunesse avortée et infructueuse. Il y avait, dans la simplicité de son élocution, une netteté douce et comme une habitude de distinction qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu'en effet il ne sût peut-être rien, il n'était étranger à rien, et me paraissait apte et prompt à tout comprendre.
– Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mieux vaudrait le suicide réel que le suicide de l'âme par nonchalance et par poltronnerie. Je manque d'un grand désir de vivre; mais je ne suis pourtant pas dégoûté maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m'en débarrasser, je dois l'utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siècle était venu me blesser jusqu'au fond de nos campagnes. Je m'étais dit que, entre l'ambition des vanités de la vie et le mépris de toute activité, il n'y avait peut-être plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me dites qu'il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je réfléchirai, et, quand, avec cette espérance, je me serai de nouveau consulté, je reviendrai vous voir.
Il passa cependant six mois à Paris sans prendre aucun parti et sans vouloir me reparler de lui-même. Il venait souvent chez nous, il était de la famille; il nous aimait et nous l'aimions; car nous avions promptement découvert en lui des qualités essentielles, une grande droiture, de la discrétion et de la fierté, de la délicatesse dans tous les sentiments et dans toutes les idées, enfin quelque chose de calme, de sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son âge, car cet âge devrait être, dans les conditions normales de la vie, une sereine éclosion de ce que nous avons de meilleur dans l'âme, mais au-dessus de ce que l'on pouvait attendre d'un enfant livré de si bonne heure à sa propre impulsion.
Ce qui me frappait particulièrement chez Jean Valreg, c'était une modestie sérieuse et réelle. Cette première jeunesse est presque toujours présomptueuse par instinct ou par réflexion. Elle a des ambitions égoïstes ou généreuses qui lui font illusion sur ses propres forces. Chez notre jeune ami, je remarquais une défiance de lui-même qui ne prenait pas sa source, comme je l'avais craint d'abord, dans une apathie de tempérament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon goût.
Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant garçon répondît parfaitement au désir que j'avais de le bien diriger. Il restait mélancolique et indécis. Cette manière d'être donnait un grand attrait à son commerce. Sa personnalité ne se mettant jamais en travers de celle des autres, il se laissait doucement entraîner, en apparence, à leur gaieté ou à leur raison, mais je voyais bien qu'il gardait, par devers lui, une appréciation un peu triste et désillusionnée des hommes et des choses, et je le trouvais trop jeune pour s'abandonner au désenchantement avant que l'expérience lui eût donné le droit de le faire. Je le plaignais de n'être ni amoureux, ni enthousiaste, ni ambitieux. Il me semblait qu'il avait trop de jugement et pas assez d'émotion, et j'étais tenté de lui conseiller quelque folie, plutôt que de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait en dehors de lui-même.
Enfin, il se décida à me reparler de son avenir; et, comme il était d'ordinaire très-peu expansif sur son propre compte, j'eus à refaire connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je l'eusse vu très-souvent depuis la première.
Dans ce court espace de quelques mois, il s'était fait en lui certains changements extérieurs qui semblaient révéler des modifications intérieures plus importantes. Il s'était promptement mis à l'unisson de la société parisienne par sa toilette plus soignée et ses manières plus aisées. Il s'était habillé et coiffé comme tout le monde; et cela, soit dit en passant, le rendait très-joli garçon, sa figure ayant déjà par elle-même un charme remarquable. Il avait pris de l'usage et de l'aisance. Son air et son langage annonçaient une grande facilité à effacer les angles de son individualité au contact des choses extérieures. Je m'attendais donc à le trouver un peu rattaché à ces choses, et je fus étonné d'apprendre de lui qu'il s'en était, au contraire, détaché davantage.
II
– Non, me dit-il, je ne saurais m'enivrer de ce qui enivre la jeunesse de mon temps; et, si je ne découvre pas quelque chose qui me réveille et me passionne, je n'aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lâche pour cela; mettez-vous à ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous appartenez à une génération éclose au souffle d'idées généreuses. Quand vous aviez l'âge que j'ai maintenant, vous viviez d'un souffle d'avenir social, d'un rêve de progrès immédiat et rapide qu'à la révolution de juillet, vous crûtes prêt à voir réaliser. Vos idées furent refoulées, persécutées, vos espérances déjouées par le fait; mais elles ne furent point étouffées pour cela, et la lutte continua jusqu'en février 1848, moment de vertige où une explosion nouvelle vous fit retrouver la jeunesse et la foi. Tout ce qui s'est passé depuis n'a pu vous les faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l'habitude de croire et d'attendre; vous serez toujours jeunes, puisque vous l'êtes encore à cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre expérience du passé vous donne le droit de compter sur l'avenir. Mais nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire. Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la République; et tout aussitôt les ailes sont tombées, le soleil s'est voilé. J'avais treize ans, moi, quand on me dit: «Le passé n'existe plus, une nouvelle ère commence; la liberté n'est pas un vain mot, les hommes sont mûrs pour ce beau rêve; tu vas avoir l'existence noble et digne que tes pères n'avaient fait qu'entrevoir, tu es