La Daniella, Vol. I. Жорж Санд
sa vie (c'est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs, il rêvait avec effroi le retour de 93.
»Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j'entendais parler. Je buvais l'espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et j'eus deux ou trois mois d'enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma véritable jeunesse.
»Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l'épouvante et la colère jusqu'au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et mon pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les semences de fraternité avant qu'elles eussent eu le temps de germer; mon âme se resserra et mon coeur contristé n'eut plus d'illusions. Tout se résuma pour moi dans ce mot: Les hommes n'étaient pas mûrs! Alors je tâchai de vivre avec cette pensée morne et lourde: La vérité sociale n'est pas révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la forme matérielle est un élément sans durée et qui passe d'un camp à l'autre comme une graine emportée par le vent. La vraie force, la foi, n'est pas née… elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de positivisme. Pourquoi donc, hélas! ai-je fait un beau rêve et salué une aurore qui ne devait pas avoir de lendemain? Mieux eût valu vivre si loin de ces choses, que le bruit n'en fût pas venu jusqu'à moi; mieux eût valu naître et mourir dans la pesante somnolence de ces gens de campagne qu'un changement quelconque trouble pendant un instant, et qui retombent avec joie dans les liens de l'habitude, sous le joug du passé.
«Telle fut la rêverie douloureuse de mes années d'adolescence, augmentée des douleurs particulières que je vous ai racontées.
«Aujourd'hui, j'arrive dans une société rapidement transformée par des événements imprévus, poussée en avant d'une part, rejetée en arrière de l'autre, aux prises avec des fascinations étranges, avec une pensée énigmatique à bien des égards, comme le sera toujours une pensée individuelle imposée aux masses. Je ne songe point ici à vous parler politique: les inductions qui s'appuient sur des éventualités de fait sont les plus vaines de toutes. Je me borne à chercher, dans l'avenir, une situation morale quelconque, à laquelle je puisse me rattacher, et, en regardant celle qui m'environne, je ne trouve pas ma place dans ces intérêts nouveaux qui captivent l'attention et la volonté des hommes de mon temps.
– Voyons, lui dis-je, j'ai très-bien compris tout ce qui t'a rendu triste comme te voilà. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me donne une meilleure opinion de toi; mais il est temps d'en sortir, je ne dirai pas par un effort de ta volonté (il n'y a pas de volonté possible sans un but arrêté), mais par un plus grand examen de cette société actuelle que tu ne connais pas assez pour avoir le droit d'en désespérer.
– Je n'en désespère pas, répondit-il; mais je la connais ou je la devine assez, je vous jure, pour être certain qu'il faut y vivre enivré ou désenchanté. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et bonnes existences d'autrefois, que me retrace le souvenir de ma propre enfance dans la famille bourgeoise; cette honnête et honorable médiocrité où l'on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands combats, n'existent plus. Les idées ont été trop loin pour que la vie de ménage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle bien, on avait encore un esprit d'association dans les sentiments, des volontés en commun, des désirs ou des regrets dont on pouvait s'entretenir à plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti social ou politique s'est subdivisé en nuances infinies. Cette fièvre de discussion qui a débordé les premiers jours de la République, n'a pas eu le temps d'éclaircir des problèmes qui portaient la lumière dans leurs flancs, mais qui, faute d'aboutir, ont laissé des ténèbres derrière eus, pour la plupart des hommes de cette génération. Quelques esprits d'élite travaillent toujours à élucider les grandes questions de la vie morale et intellectuelle; mais les masses n'éprouvent que le dégoût et la lassitude de tout travail de réflexion. On n'ose plus parler de rien de ce qui est au delà de l'horizon des intérêts matériels, et cela, non pas tant à cause des polices ombrageuses que par crainte de la discussion amère ou oiseuse, de l'ennui ou de la mésintelligence que soulèvent maintenant ces problèmes. La mort se fait presque au sein même des familles les mieux unies; on évite d'approfondir les questions sérieuses, par crainte de se blesser les uns les autres. On n'existe donc plus qu'à la surface, et, pour quiconque sent le besoin de l'expansion et de la confiance, quelque chose de lourd comme le plomb et de froid comme la glace est répandu dans l'atmosphère, à quelque étage de la société que l'on se place pour respirer.
– Cela est certain; mais l'humanité ne meurt pas, et, quand sa vie semble s'éteindre d'un côté, elle se réveille de l'autre. Cette société, engourdie quant à la discussion de ses intérêts moraux, est en grand travail sur d'autres points. Elle cherche, dans la science appliquée à l'industrie, le royaume de la terre, et elle est train de le conquérir.
– Voilà ce dont je me plains précisément! Elle ne se soucie plus du royaume du ciel, c'est-à-dire de la vie de sentiment. Elle a des entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole, l'homme ne vit pas seulement de pain, est vide de sens pour elle et pour la jeune génération, qu'elle élève dans le matérialisme des intérêts et l'athéisme du coeur. Pour moi qui suis né contemplatif, je me sens isolé, perdu, dépouillé au sein de ce travail, où je n'ai rien à recueillir; car je n'ai pas tous ces besoins de bien-être que tant de millions de bras s'acharnent à satisfaire. Je n'ai ni plus faim ni plus soif qu'il ne convient à un homme ordinaire, et je ne vois pas la nécessité d'augmenter ma fortune pour jouir d'un luxe dont je ne saurais absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d'aise morale et de jouissance intellectuelle, un peu d'amour et d'honneur; et ce sont là des choses dont le genre humain n'a plus l'air de se soucier. Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d'invention et d'activité par lesquels le présent montre sa richesse et manifeste sa puissance, le rendront plus heureux et plus fort? Moi, j'en doute. Je ne vois pas la vraie civilisation dans le progrès des machines et dans la découverte des procédés. Le jour où j'apprendrais que toute chaumière est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais n'abritait que des coeurs de pierre.
– Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et de lâchetés pour le but du travail humain, je suis de ton avis; mais, si tu vois le bien-être général comme un chemin nécessaire pour arriver à la santé intellectuelle et à l'éclosion des grandes vérités morales, tu ne maudiras plus cette fièvre de progrès matériel qui tend à délivrer l'homme des antiques servitudes de l'ignorance et de la misère. Pour être sage, tu devrais conclure ceci: que les idées ne peuvent pas plus se passer des faits que les faits des idées. L'idéal serait sans doute de faire marcher simultanément les moyens et le but; mais nous n'en sommes pas là, et tu te plains d'être né cent ans trop tôt. J'avoue que j'ai eu souvent envie de m'en plaindre aussi pour mon compte; mais ce sont là des désespoirs trop sublimes dont nous n'avons pas le droit d'entretenir nos semblables, sous peine d'être fort ridicules.
– J'en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j'accuse. Mais il faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n'entends rien aux affaires. Les sciences exactes ne m'attirent pas. Je n'ai pas été à même de faire des études classiques. Je suis un rêveur; donc, je suis un artiste ou un poëte. C'est de ma vocation que je veux vous parler; car, vous le voyez, je suis fixé.
«J'ignore si j'ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un pour lequel j'ai de l'amour. C'est la peinture. Je vous raconterai plus tard comment ce goût m'est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne prouvera rien; je n'ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous les cas, je suis d'une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer d'apprendre ce qui peut être enseigné. J'irai dans l'atelier de quelque maître. Je me ferai d'abord esclave du métier, et, quand j'en tiendrai un peu les procédés, je lâcherai la bride à mes instincts. Alors, vous me jugerez, et, si j'ai