Les enfants des bois. Reid Mayne
Les enfants des bois
CHAPITRE PREMIER
LES BOORS
Hendrik Von Bloom était un boor.
Ce mot signifie littéralement un rustre, un paysan vulgaire; pourtant en donnant à mynheer Von Bloom cette qualification, nous sommes loin de vouloir lui manquer de respect. Dans la colonie anglaise du cap de Bonne-Espérance, on appelle boor un fermier. Von Bloom était un fermier anglais du Cap.
Les boors de cette colonie ont joué un rôle considérable dans l'histoire moderne. Quoique naturellement pacifiques, ils ont été forcés de prendre les armes tant contre les Africains que contre les Européens. Dans les guerres qu'ils ont soutenues avec éclat, ils ont prouvé qu'un peuple tranquille se bat à l'occasion tout aussi bien que les nations chez lesquelles l'esprit militaire est soigneusement entretenu.
Les boors du Cap ont été accusés de s'être montrés cruels, surtout dans les expéditions dirigées contre les indigènes, Hottentots ou Bosjesmans. Sous un point de vue abstrait, le reproche peut être fondé; mais les provocations incessantes de ces sauvages ennemis sont des circonstances atténuantes à la conduite des colons. A la vérité ceux-ci ont réduit les Hottentots à l'esclavage; mais, vers la même époque, les Anglais transportaient de la Guinée aux Antilles des cargaisons de noirs, tandis que les Espagnols et les Portugais soumettaient les hommes rouges d'Amérique au joug le plus rigoureux.
Observons encore que les traitements barbares infligés à la race indigène par les boors étaient de la clémence, comparativement aux atrocités qu'elle avait à souffrir de la part de ses chefs despotiques.
Certes, la misérable situation des Hottentots ne justifie pas les Hollandais d'en avoir fait des esclaves; mais, eu égard aux circonstances, il n'est pas de nation maritime qui soit en droit de les taxer de cruauté. Ils avaient affaire à des sauvages abrutis et pervers et l'histoire de la colonisation ne pouvait manquer d'être remplie de tristes épisodes.
Je pourrais aisément, lecteur, défendre la cause des boors de la colonie du Cap; mais je me contente d'exprimer mon opinion: c'est qu'ils sont braves, vigoureux, paisibles, industrieux, amis de la vérité et de la liberté républicaine. C'est, en somme, une noble race d'hommes. Ainsi, quand j'ai donné à Hendrik Von Bloom, le nom de boor, ai-je voulu manquer d'égards envers lui? au contraire.
Mynheer Hendrik n'avait pas toujours été boor. Il était au-dessus de ses collègues, savait manier l'épée, et avait reçu une éducation supérieure à celle qu'ont ordinairement les simples fermiers du Cap. Il était né dans les Pays-Bas et était venu au Cap, non comme un pauvre aventurier qui cherche fortune, mais en qualité d'officier dans un régiment hollandais.
Il n'avait pas servi longtemps: certaine Gertrude aux joues roses et aux cheveux blonds, fille d'un boor aisé, s'était amourachée du jeune lieutenant, qui, à son tour, avait conçu pour elle une vive tendresse. Ils se marièrent, et le père de Gertrude étant venu à mourir peu de temps après, ils héritèrent de sa ferme, de ses Hottentots, de ses moutons à large queue, de ses bœufs à longues cornes. Hendrik ne pouvait se dispenser de donner sa démission; il la donna et se fit vee-boor, c'est-à-dire fermier domicilié.
Ces évènements eurent lieu plusieurs années avant que l'Angleterre devînt maîtresse du cap Bonne-Espérance. Quand elle s'en empara, Hendrik Von Bloom était déjà un homme influent dans la colonie et porte-drapeau de son district, qui faisait partie du beau comté de Graaf Beinet. A cette époque la blonde Gertrude n'existait plus; mais elle lui avait laissé trois fils et une fille.
L'histoire vous dira comment les colons hollandais se soulevèrent contre la domination anglaise. Le ci-devant lieutenant porte-drapeau fut un des agents les plus actifs de l'insurrection. Elle fut étouffée; plusieurs de ceux qui s'étaient mis en évidence furent condamnés à mort et exécutés. Von Bloom évita par la fuite la vengeance du vainqueur; mais sa belle propriété du comté de Graaf Beinet fut confisquée et donnée à un autre.
Plusieurs années plus tard nous le retrouvons dans un district éloigné, au-delà de la grande rivière Orange. Il mène la vie d'un trek-boor, c'est-à-dire d'un fermier nomade, qui, n'ayant pas de résidence fixe, conduit ses troupeaux partout où il espère trouver de l'eau et de bons pâturages.
C'est environ vers cette époque que j'ai connu la famille de Von Bloom. Je viens de dire tout ce que je savais de ses antécédents; mais je n'ignore aucun détail de ce qui lui arriva par la suite. C'est son fils aîné qui m'a fourni des renseignements, que j'ai trouvés intéressants, instructifs, et auxquels se rattachent mes premières notions de zoologie africaine.
Je vous les transmets, cher lecteur, dans l'espoir qu'ils pourront aussi vous instruire et vous intéresser. Gardez-vous bien de les considérer comme purement imaginaires. J'ai peint d'après nature les animaux qui figurent dans ce récit, leurs instincts et leurs habitudes. Le jeune Von Bloom étudiait la nature, et vous pouvez compter sur l'exactitude des descriptions qu'il m'a fournies.
Dégoûté de la politique, l'ancien porte-drapeau s'était réfugié sur l'extrême frontière, et même au-delà de la frontière, puisque l'établissement le plus voisin était éloigné d'une centaine de milles. Son pauvre enclos ou kraal était situé dans un district limitrophe de Kalihari, le Sahara de l'Afrique méridionale. Le pays était inhabité à une très-grande distance aux alentours; car les sauvages qui le hantaient ne méritaient guère le nom d'habitants plus que les bêtes fauves qui hurlaient autour d'eux.
Les fermiers du Cap s'occupent principalement d'élever des chevaux, des bestiaux et des chèvres. Le nôtre n'avait qu'une exploitation peu étendue; la proscription lui avait enlevé toutes ses ressources, et il n'avait pas été heureux dans les premiers essais qu'il avait tentés en qualité d'herbager nomade. La loi d'émancipation promulguée par le gouvernement britannique s'étendait non-seulement aux nègres des Antilles, mais encore aux Hottentots; et elle avait eu pour conséquence la désertion de tous les serviteurs de Von Bloom. Ses bestiaux, privés de tout soin, étaient morts d'épizooties ou étaient devenus la proie des animaux sauvages. Ses chevaux avaient été décimés par la morve; les loups et les hyènes lui enlevaient chaque jour des moutons et des chèvres; de sorte que le nombre total de ses bestiaux était réduit à une centaine de têtes. Néanmoins Von Bloom n'était pas malheureux. Il se consolait de ses peines en regardant avec fierté ses trois fils: Hans, Hendrik et Jan, et sa fille Trüey ou Gertrude, véritable portrait de sa mère.
Les deux aînés étaient déjà en état de l'aider dans ses travaux journaliers, et le plus jeune allait bientôt suivre leur exemple.
Gertrude promettait d'être une excellente ménagère. Si Von Bloom s'affligeait parfois, si des soupirs involontaires lui échappaient, c'était quand la vue de sa fille lui rappelait la femme qu'il avait perdue.
Au reste, il n'était pas homme à se désespérer; les catastrophes dont il avait été victime ne l'avaient point abattu. Elles stimulaient au contraire son activité, et il s'appliquait avec une ardeur toujours nouvelle à rebâtir l'édifice de sa fortune. Pour lui-même, il ne tenait pas à être riche et se serait contenté de la vie simple qu'il menait, mais il songeait à l'avenir de sa petite famille. Il ne pouvait s'accoutumer à l'idée que ses enfants grandiraient sans éducation au milieu des déserts; il voulait les mettre à même de retourner dans les villes pour jouer un rôle parmi les hommes civilisés. Mais comment réaliser ses vœux? Bien que son crime de haute trahison eût été effacé par une amnistie, et qu'il fût libre de retourner dans la colonie, il n'y pouvait rentrer pour y mener une existence de privations, car il lui était impossible de tirer partie de ce qu'il aurait pu recouvrer de ses anciens biens. Ces réflexions le tourmentaient parfois, mais son énergie croissait en proportion des obstacles.
Pendant l'année qui touchait à sa fin, il avait redoublé d'efforts afin de pourvoir en hiver à la subsistance de ses bestiaux; il avait semé une grande quantité de maïs et de sarrasin, dont la récolte s'annonçait favorablement. Son jardin lui promettait une grande abondance de fruits, de melons et de légumes. Enfin l'asile qu'il avait adopté était une oasis en miniature. Il en admirait l'aspect florissant, et commençait à concevoir l'espérance de jours plus prospères.
Hélas! c'était une illusion, il était condamné à supporter une suite de malheurs qui devaient le ruiner presque complètement et changer de nouveau sa manière