Les enfants des bois. Reid Mayne
les pensées du fermier prirent une nouvelle direction, ses yeux se portèrent sur ses champs de maïs et de sarrasin, sur son jardin si bien garni; il se rappela ce qu'il avait entendu dire des ravages causés par ces êtres destructeurs, et fit entendre des exclamations de détresse.
Ses enfants remarquant qu'il pâlissait, s'étaient groupés autour de lui.
– Vous souffrez? qu'avez-vous? lui demandèrent-ils avec empressement.
– Mes chers enfants, tout est perdu: notre récolte, le travail d'une année, tout cela est anéanti!
– Comment, mon père? qu'entendez-vous par là?
– Les sauterelles vont tout dévorer!
– C'est vrai, dit le grave Hans, qui aimait à s'instruire, et avait lu plusieurs relations des dévastations commises par les sauterelles.
Toutes les physionomies s'assombrirent, et ce ne fut plus avec curiosité qu'on regarda le nuage lointain. Von Bloom le redoutait avec raison: si l'innombrable armée s'abattait sur ses champs, c'en était fait des fruits et de la verdure!
Tous suivirent avec angoisse le vol des sauterelles; elles étaient encore à un demi-mille de distance.
Une lueur d'espérance illumina les traits de Von Bloom, il ôta son grand chapeau de feutre et l'éleva au-dessus de sa tête de toute la longueur de son bras. Il s'assura ainsi que le vent soufflait du nord. Le formidable essaim venait du même côté, comme c'est l'ordinaire dans les parties méridionales de l'Afrique, et il devait passer à l'ouest du kraal.
– Tu t'es trouvé au milieu des sauterelles, demanda Von Bloom à Hendrik. D'où venaient-elles sur toi?
– Du nord; et quand Swartboy et moi nous avons tourné bride, nous en avons été bientôt débarrassés. Elles n'avaient pas l'air de voler après nous; elles se dirigeaient au sud.
Comme il n'y en avait aucune au bord du kraal, Von Bloom se flatta qu'elles passeraient sans atteindre les limites de son domaine. Il savait qu'elles suivaient ordinairement la direction du sud; si le vent ne changeait pas, il était probable qu'elles ne s'écarteraient point de leur itinéraire.
Il continua à les observer en silence, et ses espérances augmentèrent quand il vit que les flancs du nuage ne se rapprochaient pas. Sa figure s'épanouit; les enfants s'en aperçurent, mais ils ne firent aucune réflexion.
C'était un étrange spectacle. On n'avait pas seulement devant les yeux l'essaim brumeux des insectes. Au-dessus d'eux l'air était rempli d'oiseaux de diverses espèces: l'oricou brun, le plus grand des vautours d'Afrique, au vol lourd et silencieux, se traînait lentement à côté du vautour jaune de Kolbé. Le lamvanger planait en étendant ses larges ailes. On entendait les cris de l'aigle cafre et du bateleur à courte queue. On comptait dans la foule des faucons, des milans, des corbeaux, des corneilles et plusieurs espèces d'insectivores; mais la majorité de la troupe ailée se composait de ces oiseaux mouchetés qui ressemblent à des hirondelles, et qu'on appelle en hollandais springaan-vogel (oiseau des sauterelles). Ils étaient par milliers, fondaient sans cesse sur les insectes, et se relevaient en emportant des victimes. Ces volatiles se nourrissent exclusivement de sauterelles, les suivent dans toutes leurs migrations, construisent leur nid et élèvent leurs petits dans les pays qu'elles infestent. On ne les rencontre jamais ailleurs.
Tous contemplaient avec surprise cette nuée vivante. Elle s'étendait tout le long de l'horizon occidental, et l'arrière-garde des insectes était plus haut dans le ciel que la tête de la colonne.
– Elles vont faire halte pour la nuit, dit Swartboy en se frottant les mains, et nous les ramasserons à pleins sacs. Elles ne peuvent voler quand il n'y a pas de soleil; il fait trop froid; elles sont mortes jusqu'à demain matin.
En effet, la soleil s'était couché; la fraîcheur de la brise avait affaibli les ailes des voyageuses, et les forçait à s'arrêter pendant la nuit sur les arbres et les buissons. Au bout de quelques minutes, le sombre nuage qui avait caché l'azur des cieux disparut, mais la plaine avait au loin l'air d'avoir été ravagée par un incendie. Elle était noircie par une épaisse couche de sauterelles engourdies. Les oiseaux qui les suivaient, après avoir tourné quelques instants autour d'elles, se dispersèrent dans les cieux pour se percher ensuite sur les rochers ou sur les taillis de mimosas. L'air et la terre rentrèrent dans le silence.
Von Bloom pensa à ses bœufs, qu'on apercevait au loin au milieu de la plaine couverte de sauterelles.
– Laissez-les se repaître un peu, baas, dit Swartboy.
– De quoi? demanda son maître; ils ne sauraient atteindre l'herbe.
– Ils mangeront les springaan, repartit le Bosjesman, ça les engraissera.
Toutefois il était trop tard pour laisser plus longtemps le bétail dans la plaine. Les lions allaient bientôt sortir de leur tanière, car le roi des animaux ne dédaigne pas de remplir son estomac de sauterelles, quand il a le bonheur d'en trouver. Von Bloom fit seller un troisième cheval, et partit avec Hendrik et Swartboy pour ramener les bestiaux au kraal. En arrivant dans la plaine, ils constatèrent que les criquets émigrants s'y trouvaient en quelques endroits amoncelés sur plusieurs pouces de hauteur. L'herbe, les feuilles, les branches, étaient invisibles. On ne distinguait partout que des sauterelles immobiles et inertes. Ce qui parut étrange à Von Bloom et à Hendrik, ce fut l'avidité avec laquelle les chevaux et les bœufs, loin d'être alarmés de leur singulière situation, dévoraient les bandes d'insectes dont ils étaient environnés.
On eut quelque peine à décider les bestiaux à quitter leur repas. L'aiguillon de Swartboy eût même été impuissant, s'il n'avait été secondé par la terreur que produisirent les premiers rugissements d'un lion.
Swartboy s'était muni d'un sac, où il mit un grand nombre de sauterelles, qu'il ramassa adroitement avec la plus grande précaution. Il n'avait rien à craindre d'elles, mais il savait par expérience que leur passage attire un grand nombre de serpents dangereux.
CHAPITRE IV
CAUSERIE SUR LES CRIQUETS
Ce fut une nuit d'anxiété dans le kraal du porte-drapeau. Si le vent tournait à l'ouest, il était certain que les sauterelles couvriraient le lendemain ses domaines et détruiraient ses moissons. Peut-être même en ce cas toute la végétation serait-elle perdue à cinquante milles à la ronde. Alors comment nourrir ses bestiaux? Ils périraient d'inanition avant qu'on eût le temps de les conduire dans un autre pâturage.
De pareils désastres ne sont pas invraisemblables, et plus d'un cultivateur de la colonie du Cap a perdu ainsi ses troupeaux.
Justement inquiet, Von Bloom sortait par intervalle pour observer le vent. Une douce brise soufflait toujours du nord. La lune était brillante, et ses clartés se réfléchissaient sur les corps polis des sauterelles. Le rugissement du lion se mêlait au cri perçant du chacal et au ricanement de la hyène. Ces animaux, avec beaucoup d'autres, prenaient part à un grand festin.
Ne remarquant aucun changement dans le vent, Von Bloom commença à se rassurer et à s'entretenir tranquillement avec sa famille du phénomène de la journée. Swartboy tint le dé de la conversation. Il avait été à même d'observer plusieurs fois les locustes et en avait mangé plusieurs boisseaux; il était naturel de supposer qu'il les connaissait à merveille.
Mais d'où venaient-elles? C'était ce dont il n'avait jamais pris la peine de s'informer. Le savant Hans se chargea d'expliquer leur origine.
– Elles viennent du désert. Les œufs qui les produisent sont déposés dans les sables, où ils restent jusqu'à la saison des pluies. Quand l'herbe pousse, les sauterelles éclosent, et après l'avoir consommée, elles sont forcées d'aller chercher ailleurs une nourriture. Telle est la cause de leurs migrations.
– J'ai entendu raconter, dit Hendrik, que les fermiers allumaient des feux autour de leurs champs pour les préserver des locustes; mais quand même on établirait des haies de feu, je ne vois pas comment on arrêterait ces insectes qui ont des ailes, et qui passent aisément par-dessus.
– Cette précaution,