Les bases de la morale évolutionniste. Spencer Herbert
sont des ancêtres sanguinaires divinisés, et il est naturel de croire qu'ils aiment les supplices; de leur vivant, ils trouvaient leurs délices à torturer les autres êtres, et l'on suppose que c'est leur procurer les mêmes délices que les faire assister à des tortures. Ces conceptions subsistent longtemps. Il n'est pas nécessaire de rappeler les fakirs indiens qui se suspendent à des crochets de fer, ou les derviches orientaux qui se font eux-mêmes des blessures, pour montrer que, dans des sociétés déjà fort développées, on peut encore trouver des hommes regardant la douleur volontaire comme un moyen de s'assurer la faveur divine. Sans nous étendre sur les jeûnes et les mortifications, nous savons bien qu'il y a eu, et qu'il y a encore chez les chrétiens, cette croyance que le Dieu auquel Jephté, pour se le rendre propice, sacrifie sa fille, peut être rendu propice en effet par les peines que l'on s'inflige à soi-même. Cette autre idée, – conséquence de la première, – qu'on offense Dieu en se procurant du plaisir, a subsisté longtemps et conserve encore aujourd'hui beaucoup de partisans; si elle n'est pas un dogme formel, elle constitue cependant une croyance dont les effets sont assez visibles.
Sans doute, de pareilles croyances se sont affaiblies de nos jours. Le plaisir que des dieux féroces étaient supposés prendre à la vue des tortures s'est, dans une grande mesure, transformé; c'est aujourd'hui la satisfaction d'une divinité qui aimerait voir les hommes se mortifier eux-mêmes pour assurer leur bonheur futur. Il est clair que les adeptes d'une théorie si profondément modifiée ne rentrent pas dans la classe des hommes dont nous nous occupons maintenant. Bornons-nous à cette classe: supposons que le sauvage immolant des victimes à un dieu cannibale ait parmi les hommes civilisés des descendants convaincus que le genre humain est né pour souffrir et qu'il est de son devoir de continuer à vivre dans la misère pour le plus grand plaisir de son créateur: nous serons bien forcés de reconnaître que la race des adorateurs du diable n'est pas encore éteinte.
Laissons de côté les gens de cette sorte, s'il y en a; leur croyance est au-dessus ou au-dessous de tout raisonnement. Tous les autres doivent soutenir, ouvertement ou tacitement, que la raison dernière pour continuer de vivre est uniquement de goûter plus de sensations agréables que de sensations pénibles, et que cette supposition seule permet d'appeler bons ou mauvais les actes qui favorisent ou contrarient le développement de la vie.
Nous sommes ici ramenés à ces premières significations des mots bon et mauvais, que nous avions laissées pour considérer les secondes. Car, en nous rappelant que nous appelons bonnes et mauvaises les choses qui produisent immédiatement des sensations agréables et désagréables, et aussi ces sensations elles-mêmes, – un bon vin, un bon appétit, une mauvaise odeur, un mauvais mal de tête, – nous voyons que ces sens directement relatifs aux plaisirs et aux peines s'accordent avec les sens qui se rapportent indirectement aux plaisirs et aux peines. Si nous appelons bon l'état de plaisir lui-même, comme un bon rire; si nous appelons bonne la cause prochaine d'un état de plaisir, comme une bonne musique; si nous appelons bon tout agent qui de près ou de loin nous conduit à un état agréable, comme un bon magasin, un bon maître; si nous appelons bon, en le considérant en lui-même, tout acte si bien adapté à sa fin qu'il favorise la conservation de l'individu et assure ce surplus de plaisir qui rend la conservation de soi désirable; si nous appelons bon tout genre de conduite qui aide les autres à vivre, et cela dans la croyance que la vie comporte plus de bonheur que de misère: il est alors impossible de nier que, – en tenant compte de ces effets immédiats ou éloignés pour une personne quelconque, – ce qui est bon ne se confonde universellement avec ce qui procure du plaisir.
11. Diverses influences morales, théologiques et politiques conduisent les hommes à se déguiser eux-mêmes cette vérité. Dans ce cas le plus général de tous, comme en certains cas plus particuliers, les hommes sont bientôt si préoccupés des moyens d'atteindre une fin, qu'ils en viennent à prendre ces moyens pour la fin elle-même. L'argent, par exemple, qui est un moyen de pourvoir à ses besoins, un malheureux le regarde comme la seule chose que l'on doive s'efforcer de se procurer, et il ne songe pas à satisfaire ses besoins. Exactement de la même manière, la conduite jugée préférable, parce qu'elle conduit le mieux au bonheur, a fini par être regardée comme préférable en elle-même, – non seulement en tant que fin prochaine (ce qu'elle doit être), mais aussi en tant que fin dernière, – à l'exclusion de la fin dernière véritable. Cependant un examen attentif amène bien vite à reconnaître la vraie fin dernière. Le malheureux dont nous parlions, si nous le forçons à s'expliquer, est obligé de reconnaître la valeur de l'argent pour obtenir les choses désirables. De même, pour le moraliste qui regarde telle conduite comme bonne en elle-même et telle autre comme mauvaise: une fois poussé dans ses derniers retranchements, il est obligé de se rabattre sur les effets agréables ou pénibles de ces deux genres de conduite. – Pour le prouver, il suffit de remarquer qu'il nous serait impossible de les juger comme nous le faisons, si leurs effets étaient inverses.
Supposons qu'une blessure ou un coup produise une sensation agréable et entraîne à sa suite un accroissement de nos facultés d'agir ou de jouir: nous ferions-nous d'une attaque l'idée que nous en avons maintenant? Ou bien supposez qu'une mutilation volontaire, comme une amputation de la main, soit à la fois agréable en elle-même et favorable au progrès par lequel on assure son propre bien-être et celui des siens: estimerions-nous, comme à présent, qu'il faut condamner ce dommage qu'un homme peut se faire subir à lui-même? Supposez encore qu'en vidant la poche d'un homme on lui procure des émotions agréables, on aille au-devant de ses désirs: le vol serait-il mis au nombre des crimes, comme le veulent toutes les lois et le code moral? Dans ces cas extrêmes, personne ne peut nier que nous appelons certaines actions mauvaises uniquement parce qu'elles sont des causes de peine, immédiate ou éloignée, et qu'elles ne seraient pas ainsi qualifiées si elles procuraient du plaisir.
En examinant nos conceptions sous leur aspect opposé, ce fait général force lui-même notre attention avec une égale clarté. Imaginez qu'en soignant un malade on ne fasse qu'augmenter ses souffrances, que l'adoption d'un orphelin soit nécessairement pour lui une source de misères, que l'assistance donnée dans un embarras d'argent à un homme qui s'adresse à vous tourne à son désavantage, que ce soit enfin le moyen d'empêcher un homme de faire son chemin dans le monde que de lui inspirer un noble caractère: que dirions-nous de ces actes classés maintenant parmi les actes dignes d'éloges? Ne devrions-nous pas au contraire les ranger parmi ceux qu'il faut blâmer?
En employant comme pierres de touche ces formes les plus accusées de la bonne et de la mauvaise conduite, on met facilement ce point hors de doute: que nos idées de la bonté et de la méchanceté des actes viennent de la certitude ou de la probabilité avec laquelle nous les croyons capables de produire, ici ou là, des plaisirs ou des peines. Cette vérité nous apparaît avec la même clarté si nous examinons les règles des différentes écoles morales, car l'analyse nous montre que chacune de ces règles tire son autorité de cette règle suprême.
Les systèmes de morale peuvent être distingués en gros suivant qu'ils prennent pour idées cardinales: 1º le caractère de l'agent; 2º la nature de ses motifs; 3º la qualité de ses actes; et 4º leurs résultats. Chacun de ces faits peut être caractérisé comme bon ou mauvais; ceux qui n'apprécient pas un mode de conduite d'après ses effets sur le bonheur l'apprécient par la bonté ou la méchanceté supposée de l'agent, de ses motifs ou de ses actes. La perfection de l'agent est prise comme pierre de touche pour juger sa conduite. En dehors de l'agent, nous prenons son sentiment considéré comme moral, et, en dehors du sentiment, nous avons l'action considérée comme vertueuse.
Les distinctions ainsi indiquées sont aussi peu définies que les mots qui les expriment sont d'un usage invariable; mais elles correspondent cependant à des doctrines en partie différentes les unes des autres. Nous pouvons les examiner avec soin, et séparément, pour montrer que leurs critériums de la bonté sont dérivés.
12. Il est étrange qu'une notion aussi abstraite que celle de perfection ou d'un certain achèvement idéal de la nature ait jamais pu être choisie comme point de départ pour le développement d'un système de morale. Elle a été acceptée cependant d'une manière générale par Platon et avec plus de précision par Jonathan Edwards. Perfection est synonyme de bonté au plus haut degré. Définir la bonne conduite