Mathilde. Эжен Сю
de toute une vie; et quand je dis amitié… je parle des devoirs sacrés qu'elle impose… Je ne sais de quelles noires couleurs votre tante m'a peinte à vos yeux… mais vous saurez un jour, je l'espère, que mes ennemis les plus mortels n'ont jamais osé contester mon courage et mon dévouement à mes amis… Plus tard… vous connaîtrez peut-être le motif de mon éternelle gratitude envers M. de Mortagne… Je savais, je sais tout l'intérêt que vous lui inspirez… Oh, ce qu'il aime, je l'aime…
Voilà déjà un motif pour que vous m'intéressiez vivement… n'est-ce pas? J'ai des haines bien acharnées soulevées contre moi… mais il n'en est pas de plus violente, de plus implacable que celle de mademoiselle de Maran… Je sais que votre tante a tout fait pour rendre votre enfance malheureuse… maintenant elle fait tout pour vous rendre la plus malheureuse des femmes… vous devez la haïr au moins autant que je la hais… Voilà encore un motif pour que vous m'intéressiez… Vous arracher à ses méchants desseins, vous dévoiler de nouvelles perfidies… prouver enfin mon amitié, ma gratitude à M. de Mortagne, en agissant pour vous comme il aurait agi lui-même… voilà des motifs assez puissants pour exprimer l'intérêt que je vous porte, il me semble…
– Madame, j'ai pu avoir à me plaindre de mademoiselle de Maran; mais depuis quelques jours elle a tant fait pour moi que je dois oublier quelques contrariétés de jeune fille.
J'appuyai à dessein sur ces mots, elle a tant fait pour moi, afin de bien donner à entendre à madame de Richeville que je voulais parler de mon mariage avec Gontran.
La duchesse secoua tristement la tête, et me dit: – Elle a tant fait pour vous!.. Oui, vous dites vrai… elle n'a jamais tant fait pour votre malheur.
De ce moment, je crus deviner le sujet de la visite de madame de Richeville. Elle aimait Gontran, son mariage avec moi la rendait furieuse de jalousie, elle était aussi adroite que dissimulée, elle venait sans doute calomnier M. de Lancry, afin de rompre une union qu'elle abhorrait.
En partant de cette pensée, d'abord Gontran me devint encore plus cher, en voyant combien on me disputait son cœur. Je fus presque fière de voir une femme comme madame de Richeville, si belle, si hautaine, si dédaigneuse du monde, avoir recours à un déguisement, aux faussetés les plus habiles et les plus compliquées, pour venir jouer humblement auprès de moi un rôle odieux.
Bien décidée à envisager la conduite de la duchesse sous ce point de vue, je répondis très-sèchement à madame de Richeville:
– Je vous répète, madame, que maintenant je ne puis qu'être profondément reconnaissante et touchée de tout ce que mademoiselle de Maran fait pour moi.
– Cela doit être ainsi, – dit madame de Richeville, et c'est parce que cela est ainsi, et c'est parce que vous pouvez aveuglément tomber dans le piége qu'on vous tend… malheureuse enfant, que je viens à vous. Vous êtes abandonnée de tous, isolée de tous! Regardez autour de vous, depuis que votre ami… votre seul protecteur est parti… à qui demander conseil? à qui vous fier?
– A personne… vous avez raison madame.
– A personne? pas même à moi, voulez-vous dire?.. Cela est cruel, Mathilde… Oh! ne vous offensez pas de cette familiarité. J'ai presque le double de votre âge, et puis je ne sais que faire, je ne sais que dire pour rompre cette froideur de glace qui vous éloigne de moi. Pardonnez si je me sers en vous parlant de termes trop affectueux peut-être… Mais, mon Dieu! dans ce moment est-ce que je puis faire attention à ce que dit mon cœur?..
Il fallait ma prévention, ma jalousie contre madame de Richeville, pour ne pas être désarmée par la grâce enchanteresse avec laquelle la duchesse dit ces derniers mots.
Ainsi que cela arrive toujours, dans la disposition d'esprit où je me trouvais, certaines paroles émeuvent profondément, ou bien elles révoltent d'autant plus qu'elles ressemblent davantage à un cri de l'âme. Je répondis donc à madame de Richeville:
– Je désirerais, madame, savoir le but de cet entretien; s'il n'en a pas d'autre que de réveiller mes anciens griefs contre mademoiselle de Maran, tout en vous remerciant de l'intérêt que vous me portez au nom de M. de Mortagne, je ne puis que vous répéter, madame, que maintenant je n'ai qu'à me louer de mademoiselle de Maran.
– Il faut que vous ayez déjà bien souffert, que vous ayez été bien contrainte, pour vous posséder ainsi à dix-sept ans, – me dit madame de Richeville, me regardant avec une expression de pitié douloureuse, ou il faut que vos préventions contre moi soient bien invincibles…
Alors elle dit en se parlant à elle-même:
– A quoi bon tenter… Qu'importe?.. C'est un devoir; – et s'adressant à moi, elle me dit vivement… – Oui, c'est un devoir et je l'accomplirai… On veut vous marier à M. de Lancry!
– Mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac ont confirmé une résolution que M. de Lancry et moi nous avions prise, madame. Et ce mariage est assuré, répondis-je, tout orgueilleuse, triomphante de pouvoir écraser ma rivale par ces mots, peut-être messéants dans la bouche d'une jeune fille.
– Savez-vous ce que c'est que M. de Lancry?
– Madame…
– Eh bien! je vais vous le dire, moi. M. de Lancry est un homme charmant, rempli de grâces, d'esprit et de bravoure, de formes parfaites, d'une élégance achevée; vous savez cela, n'est-ce pas, malheureuse enfant? Ces brillants dehors vous ont séduite, je ne vous en fais pas un reproche; mais sous ces brillants dehors se cachent un cœur desséché, un égoïsme intraitable, une insatiable avidité qui cherche à se satisfaire par un jeu effréné. Depuis longtemps il a presque entièrement dissipé sa fortune; il a des dettes considérables. Croyez-moi, Mathilde, mademoiselle de Maran a facilité, a protégé ce mariage, parce qu'il doit vous précipiter dans un abîme de malheurs incalculables: aussi je vous en conjure, au nom de votre ami M. de Mortagne, attendez son retour, qui doit être prochain, pour conclure cette union; vous ne savez pas quel est l'homme que vous avez choisi! encore une fois, je vous en supplie, attendez M. de Mortagne; attendez-le au nom de votre mère.
– Assez, madame! – m'écriai-je indignée; – je ne souffrirai pas que le nom de ma mère soit invoqué à propos d'une calomnie à laquelle vous ne craignez pas de descendre, vous… vous, madame la duchesse… Ah! madame, quel mal vous ai-je donc fait pour tenter d'empoisonner ce que je regardais, ce que je regarde encore, Dieu m'entend… comme le seul bonheur, comme le seul espoir de ma vie. Ah! je frémis d'épouvante en songeant que ces odieuses paroles prononcées par toute autre que par vous, madame, auraient peut-être altéré la confiance, l'admiration, l'amour que j'ai pour M. de Lancry.
– Vous auriez peut-être cru à ces paroles si toute autre que moi vous les eût dites, – répéta madame de Richeville en me regardant attentivement et en semblant chercher le sens de ma pensée. – Pourquoi m'accordez-vous moins de confiance qu'à toute autre?
– Pourquoi? Vous me le demandez! Mais il s'agit de M. de Lancry, madame… Mais tout isolée que je sois, certains bruits.
– Ah! la malheureuse enfant! elle me croit jalouse de M. de Lancry! – s'écria madame de Richeville avec un accent de surprise, presque d'effroi. – Alors tout est perdu, Mathilde! vous croyez cela… Mon Dieu! mon Dieu! j'ai donc été bien calomniée auprès de vous, pour que vous me supposiez coupable d'une telle infamie. Éprise de M. de Lancry, je viens le calomnier auprès de vous pour rendre impossible un mariage qui me mettrait au désespoir! Dites, dites! n'est-ce pas cela que vous croyez?
– Dispensez-moi de vous répondre, madame!
– Eh bien! moi, je vais vous faire un aveu. Il est pénible, oh! il est bien cruel; mais que m'importe? il peut vous sauver.
Après avoir longtemps hésité, madame de Richeville dit enfin d'une voix altérée en rougissant beaucoup, et avec toutes les marques d'une profonde confusion:
– Apprenez donc que, comme vous… j'ai aimé M. de Lancry; oui, comme vous j'ai été séduite par ses brillants dehors… Mais j'ai bientôt découvert tout ce