Le morne au diable. Эжен Сю

Le morne au diable - Эжен Сю


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le bon père avec un profond soupir, pauvre et angélique femme… cela me navre d’entendre ainsi parler d’elle… mais il serait impolitique de la défendre… ces bruits font la sûreté des nobles créatures auxquelles je m’intéresse si vivement.

      Après de nouvelles réflexions, le père Griffon se dit:

      – J’avais un instant pris cet aventurier pour un secret émissaire de l’Angleterre, mais je me suis sans doute trompé… Malgré cela, je surveillerai cet homme… mais au fait, j’y songe, je lui offrirai l’hospitalité… de cette manière aucune de ses démarches ne m’échappera; en tout cas, je préviendrai mes amis du Morne-au-Diable de redoubler de prudence, car je ne sais pourquoi l’arrivée de ce Gascon m’inquiète.

      Nous devons nous hâter d’avertir le lecteur que les soupçons du père Griffon à l’égard de Croustillac n’étaient pas fondés, le chevalier n’était rien autre qu’un pauvre diable de chevalier d’industrie, tel que nous l’avons dépeint. L’excellente opinion qu’il avait de lui-même était la seule cause de son impertinente gageure: – d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

      CHAPITRE IV.

      LA MAISON CURIALE

      La Licorne était mouillée à la Martinique depuis trois jours.

      Le père Griffon, ayant quelques affaires à terminer avant que de retourner dans sa paroisse du Macouba, n’avait pas encore quitté le Fort-Saint-Pierre.

      Le chevalier de Croustillac se trouvait transplanté aux colonies avec trois écus dans sa poche. Le capitaine et les passagers avaient regardé comme une fanfaronnade l’engagement pris par l’aventurier d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

      Loin d’avoir abandonné ce projet, le chevalier y persistait de plus en plus depuis son arrivée à la Martinique; il avait pu s’informer des richesses de la Barbe-Bleue, et se convaincre que si l’existence de cette femme bizarre était entourée du plus profond mystère et le sujet des plus folles exagérations, il était du moins avéré qu’elle était colossalement riche.

      Quant à sa figure, à son âge, à son origine, comme personne n’était à cet égard aussi instruit que le père Griffon, on n’en pouvait rien dire. Elle était étrangère à la colonie. Son intendant l’avait précédée dans l’île pour acheter une plantation magnifique et faire bâtir l’habitation du Morne-au-Diable, située au nord et dans la partie la plus inaccessible et la plus déserte de la Martinique.

      Au bout de quelques mois, on apprit que le nouvel habitant et sa femme étaient arrivés; un ou deux colons, poussés par la curiosité, s’aventurèrent dans les solitudes du Morne-au-Diable; ils furent reçus avec une hospitalité royale, mais ils ne purent voir les maîtres de la maison.

      Six mois après cette visite, on apprit la mort de ce premier mari, mort qui eut lieu pendant un petit voyage que les deux époux avaient fait à la Terre-Ferme.

      Au bout d’une année d’absence et de veuvage, la Barbe-Bleue revint à la Martinique avec un second époux.

      Ce dernier mari fut, dit-on, tué par accident, au milieu d’une promenade qu’il faisait tête-à-tête avec sa femme; le pied lui avait manqué, et il était tombé dans un de ces abîmes sans fond qu’on rencontre fréquemment au milieu du sol volcanisé des Antilles.

      Telle était du moins l’explication que sa femme avait donnée de cette mort mystérieuse.

      L’on ne savait rien de très positif sur le troisième mari de la Barbe-Bleue et sur sa mort.

      Ces trois morts si rapprochées, si fatales, les bruits étranges qui commençaient à courir sur cette femme, éveillèrent l’attention du gouverneur de la Martinique, qui était alors M. le chevalier de Crussol: il partit avec une escorte pour le Morne-au-Diable; arrivé au pied de la montagne boisée, au sommet de laquelle s’élevait la maison d’habitation, il trouva un mulâtre qui lui remit une lettre.

      Après l’avoir lue, M. de Crussol parut saisi d’étonnement; puis, ordonnant à son escorte de l’attendre, il suivit seul l’esclave.

      Au bout de quatre heures, le gouverneur revint avec son guide, et reprit immédiatement le chemin de Saint-Pierre. Quelques personnes de son escorte remarquèrent qu’il était très pâle, très agité. Depuis ce moment jusqu’à sa mort, qui arriva treize mois, jour pour jour, après sa visite au Morne-au-Diable, on ne lui entendit pas prononcer une fois le nom de la Barbe-Bleue.

      M. de Crussol se confessa très longuement au père Griffon, qu’il avait fait venir du Macouba…

      On observa qu’en quittant le pénitent, le père Griffon avait la figure bouleversée.

      Depuis ce temps, l’espèce de fatale et mystérieuse renommée de la Barbe-Bleue augmenta de jour en jour. La superstition vint se joindre à la terreur qu’elle inspirait, et l’on ne prononça plus son nom qu’avec épouvante; on croyait fermement qu’elle avait assassiné ses trois maris, et qu’elle n’échappait à la vindicte des lois qu’à force d’or, en achetant par de riches présents l’appui des différents gouverneurs qui se succédèrent.

      Personne n’était donc tenté d’aller troubler la Barbe-Bleue au milieu des sites sauvages et solitaires qu’elle habitait, surtout depuis que le Caraïbe, le boucanier et le flibustier étaient devenus, disaient-on, les commensaux, ou même les consolateurs de la veuve.

      Quoique ces hommes n’eussent légalement commis aucun crime, on faisait des récits fabuleux sur leur férocité; ils avaient, dit-on, déclaré qu’ils poursuivraient d’une haine et d’une vengeance implacables tous ceux qui tenteraient de parvenir auprès de la Barbe-Bleue.

      A force d’être répétées et exagérées, ces menaces portèrent leur fruit. Les habitants se soucièrent peu d’aller, peut-être au péril de leur vie, pénétrer les mystères du Morne-au-Diable. Il fallait avoir l’audace désespérée d’un Gascon aux abois pour essayer de surprendre le secret de la Barbe-Bleue, et de prétendre l’épouser.

      Tel était pourtant l’irrévocable dessein du chevalier de Croustillac; il n’était pas homme à renoncer si facilement à l’espoir, si insulté qu’il fût, de se marier à une femme riche à millions; belle ou laide, jeune ou vieille, peu lui importait.

      Pour réussir, il comptait sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son amabilité, sur son air à la fois galant et fier, car le chevalier continuait d’avoir de lui-même une excellente opinion; il comptait encore sur son adresse, sur sa ruse, et son courage.

      En effet, un homme alerte et déterminé, qui n’a rien et qui ne craint rien, qui croit en lui et son étoile, qui se dit comme disait Croustillac: – «En risquant de mourir pendant une minute, car la mort ne dure que cela, je puis vivre dans le luxe et l’opulence;» un tel homme peut opérer des miracles, surtout lorsqu’il se propose un but aussi magnifique, aussi stimulant que celui que se proposait Croustillac.

      Selon ce qu’il s’était proposé, le père Griffon après avoir terminé quelques affaires qui le retenaient à Saint-Pierre, offrit au chevalier de l’accompagner au Macouba et d’y rester jusqu’au moment où la Licorne ferait voile pour la France. Le Macouba n’étant éloigné que de quatre ou cinq lieues du Morne-au-Diable, le chevalier, qui avait dépensé ses trois écus et qui se trouvait sans ressources, accepta l’offre du révérend, sans toutefois l’informer encore de sa résolution à l’égard de la Barbe-Bleue; il ne voulait la lui révéler qu’au moment de l’exécuter.

      Après avoir pris congé du capitaine Daniel, le chevalier et le prêtre s’embarquèrent dans une pirogue. Favorisés par une bonne brise du sud, ils firent voile pour le Macouba.

      Croustillac paraissait indifférent aux sites magnifiques et nouveaux pour lui qu’offraient les côtes de la Martinique, vues de la mer; cette végétation tropicale, dont la verdure, d’une crudité de ton presque métallique, se détachait sur un ciel enflammé, le touchait peu.

      L’aventurier, les yeux machinalement


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