Paris. Emile Zola
à l'heure, oui… Seulement, je ne pourrai y rester avec vous, j'ai reçu ce matin une dépêche de Salmon, pour mon corsage, et il faut absolument que j'aille l'essayer, à quatre heures.
La jeune fille fut certaine du mensonge, au léger tremblement de la voix.
– Tiens! je croyais que l'essayage n'était que pour demain… Alors, nous irons te reprendre chez Salmon, avec la voiture, en sortant de la matinée?
– Ah! pour cela, non, ma chère! On ne sait jamais quand on est libre; et, d'ailleurs, si j'ai un moment, je passerai chez la modiste.
Une sourde rage fit monter une flamme meurtrière aux yeux noirs de Camille. Le rendez-vous était évident. Mais elle ne pouvait, elle n'osait pousser les choses plus loin, dans son besoin passionné d'inventer un obstacle. Elle avait vainement tenté d'implorer Gérard, qui détournait la tête, debout pour partir. Et Pierre, au courant de bien des choses, depuis qu'il fréquentait la maison, eut conscience, à les sentir si frémissants, de l'inavouable drame silencieux.
Allongé dans un fauteuil, achevant de croquer une perle d'éther, la seule liqueur qu'il se permît, Hyacinthe éleva la voix.
– Moi, vous savez que je vais à l'Exposition du Lis. Tout Paris s'y écrase. Il y a surtout là un tableau, le viol d'une âme, qu'il faut absolument avoir vu.
– Eh bien! mais, je ne refuse pas de vous y conduire, reprit la baronne. Avant d'aller chez la princesse, nous pouvons passer par cette Exposition.
– C'est cela, c'est cela! dit vivement Camille, qui plaisantait durement d'ordinaire les peintres symbolistes, mais qui devait projeter d'attarder sa mère, avec l'espoir encore de lui faire manquer le rendez-vous.
Puis, s'efforçant de sourire:
– Vous ne vous risquez pas au Lis avec nous, monsieur Gérard?
– Ma foi, non! répondit le comte, j'ai besoin de marcher. Je vais accompagner monsieur l'abbé Froment jusqu'à la Chambre.
Et il prit congé de la mère et de la fille, en leur baisant la main à toutes deux. Pour attendre quatre heures, il venait de songer qu'il monterait un instant chez Silviane, où il avait ses petites entrées, lui aussi, depuis qu'il y était resté un soir à coucher. Dans la cour vide et solennelle, il dit au prêtre:
– Ah! ça fait du bien, de respirer un peu d'air froid. Ils chauffent trop, chez eux, et toutes ces fleurs portent à la tête.
Pierre s'en allait étourdi, la fièvre aux mains, les sens lourds de tout ce luxe, qu'il laissait là, comme le rêve d'un brûlant paradis embaumé, où ne vivaient que des élus. Son besoin nouveau de charité s'y était d'ailleurs exaspéré, il ne réfléchissait qu'au moyen d'obtenir de Fonsègue l'admission de Laveuve, sans écouter le comte qui lui parlait très tendrement de sa mère. Et, la porte de l'hôtel était retombée, ils avaient fait quelques pas dans la rue, lorsque la conscience d'une brusque vision lui revint. N'avait-il pas vu, au bord du trottoir d'en face, regardant cette porte monumentale, close sur de si fabuleuses richesses, un ouvrier arrêté, attendant, cherchant des yeux, dans lequel il avait cru reconnaître Salvat, avec son sac à outils, cet affamé parti le matin en quête de travail? Vivement, il se retourna, inquiet d'une telle misère devant tant de possession et de jouissance. Mais l'ouvrier, dérangé dans sa contemplation, craignant peut-être aussi n'avoir été reconnu, s'éloignait d'un pas traînard. Et, à ne plus l'apercevoir que de dos, Pierre hésita, finit par se dire qu'il s'était trompé.
III
Quand l'abbé Froment voulut entrer au Palais-Bourbon, il réfléchit qu'il n'avait pas de carte; et il allait se décider à faire demander simplement Fonsègue, bien qu'il ne fût pas connu de lui, lorsque, dans le vestibule, il aperçut Mège, le député collectiviste, avec lequel il s'était lié, autrefois, pendant ses journées de charité militante, à travers la misère du quartier de Charonne.
– Tiens! vous ici? Vous ne venez pas nous évangéliser?
– Non, je viens voir monsieur Fonsègue pour une affaire pressée, un malheureux qui ne peut attendre.
– Fonsègue, je ne sais pas s'il est arrivé… Attendez.
Et, arrêtant un jeune homme qui passait, petit et brun, d'un air de souris fureteuse:
– Dites donc, Massot, voici monsieur l'abbé Froment qui désire parler tout de suite à votre patron.
– Le patron, mais il n'est pas là. Je viens de le laisser au journal, où il en a encore pour un grand quart d'heure. Si monsieur l'abbé veut bien attendre, il le verra ici sûrement.
Alors, Mège fit entrer Pierre dans la salle des Pas perdus, vaste et froide, avec son Laocoon et sa Minerve de bronze, ses murs nus, que les hautes portes-fenêtres, donnant sur le jardin, éclairaient du pâle et triste jour d'hiver. Mais, en ce moment, elle était pleine et comme chauffée par toute une agitation fiévreuse, des groupes nombreux qui stationnaient, des allées et venues continuelles de gens qui s'empressaient, se lançaient au travers de la cohue. Il y avait là des députés surtout, des journalistes, de simples curieux. Et c'était un brouhaha grandissant, de sourdes et violentes conversations, des exclamations, des rires, au milieu d'une gesticulation passionnée.
Le retour de Mège, dans ce tumulte, parut y redoubler le bruit. Il était grand, d'une maigreur d'apôtre, assez mal soigné de sa personne, déjà vieux et usé pour ses quarante-cinq ans, avec des yeux de brûlante jeunesse, étincelants derrière les verres du binocle qui ne quittait jamais son nez mince, en bec d'oiseau. Et il avait toujours toussé, la parole déchirée et chaude, ne vivant que par l'âpre volonté de vivre, de réaliser le rêve de société future dont il était hanté. Fils d'un médecin pauvre d'une ville du Nord, tombé jeune sur le pavé de Paris, il avait vécu sous l'empire de bas journalisme, de besognes ignorées, il s'était fait une première réputation d'orateur dans les réunions publiques; puis, après la guerre, devenu le chef du parti collectiviste par sa foi ardente, par l'extraordinaire activité de son tempérament de lutteur, il avait réussi enfin à entrer à la Chambre; et, très documenté, il s'y battait pour ses idées avec une volonté, une obstination farouche, en doctrinaire qui avait disposé du monde selon sa foi, réglant à l'avance, pièce à pièce, le dogme du collectivisme. Depuis qu'il émargeait comme député, les socialistes du dehors ne voyaient plus en lui qu'un rhéteur, un dictateur au fond, qui ne s'efforçait de refondre les hommes que pour les conquérir à sa croyance et les gouverner.
– Vous savez ce qui se passe? demanda-t-il à Pierre. Hein? encore une propre aventure!.. Que voulez-vous? nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles.
Il s'était pris autrefois d'une véritable sympathie pour ce prêtre, qu'il voyait si doux aux souffrants, si désireux d'une régénération sociale. Et le prêtre lui-même avait fini par s'intéresser à ce rêveur autoritaire, résolu à faire le bonheur des hommes malgré eux. Il le savait pauvre, cachant sa vie, vivant avec une femme et quatre enfants qu'il adorait.
– Vous pensez bien que je ne suis pas avec Sanier, reprit-il. Mais, enfin, puisqu'il a parlé ce matin, en menaçant de publier la liste des noms de tous ceux qui ont touché, nous ne pouvons cependant pas avoir l'air d'être complices davantage. Voici longtemps déjà qu'on se doute des sales tripotages dont cette affaire louche des Chemins de fer africains a été l'occasion. Et le pis est que deux membres du cabinet actuel se trouvent visés; car, il y a trois ans, lorsque les Chambres s'occupèrent de l'émission Duvillard, Barroux était à l'Intérieur et Monferrand aux Travaux publics. Maintenant que les voilà revenus, celui-ci à l'Intérieur, l'autre aux Finances, avec la présidence du Conseil, est-il possible de ne pas les forcer à nous renseigner sur leurs agissements de jadis, dans leur intérêt même?.. Non, non! ils ne peuvent plus se taire, j'ai annoncé que j'allais les interpeller aujourd'hui même.
C'était cette annonce d'une interpellation de Mège qui bouleversait ainsi les couloirs, à la suite du terrible article de la Voix du Peuple. Et Pierre restait un peu effaré de toute cette histoire tombant dans sa préoccupation unique de sauver un misérable de la faim et de la mort. Aussi écoutait-il sans bien comprendre les explications