Paris. Emile Zola
avec des traits heurtés et un menton pointu. La bouche fine, spirituelle, méchante, disait la rancune amassée, la colère perverse, qu'il y avait au fond de cette laide, enragée de l'être. Sûrement, la créature qu'elle exécrait le plus au monde était sa mère, cette amoureuse si peu mère, qui ne l'avait jamais aimée, ne s'était jamais occupée d'elle, après l'avoir dès le berceau abandonnée aux soins de servantes. De sorte qu'une véritable haine avait grandi entre ces deux femmes, muette et froide chez l'une, active et passionnée chez l'autre. La fille haïssait la mère parce qu'elle la trouvait belle et qu'elle l'accusait de ne pas l'avoir faite à son image, belle de cette beauté dont elle l'écrasait. Sa souffrance de chaque jour était de ne pas être désirée, de sentir tous les désirs aller encore à sa mère. Comme elle était d'une méchanceté amusante, on l'écoutait, on riait; seulement, les regards de tous les hommes, même des plus jeunes, surtout des plus jeunes, retournaient ensuite à cette mère triomphante qui ne voulait pas vieillir. Et c'était alors qu'elle avait décidé, dans sa volonté féroce, de lui prendre son dernier amant, de se faire épouser par ce Gérard, dont la perte la tuerait sans doute. Grâce à ses cinq millions de dot, elle ne manquait pas d'épouseurs; mais, peu flattée, elle avait coutume de dire, avec son rire mauvais: «Pardi! pour cinq millions, ils iraient en choisir une à la Salpêtrière.» Puis, elle s'était mise elle-même à aimer Gérard, qui se montrait gentil à l'égard de cette demi-infirme, par bonté d'âme. Il souffrait de la voir délaissée, il s'abandonnait peu à peu à la tendresse reconnaissante qu'elle lui témoignait, heureux, lui, bel homme, d'être le dieu, d'avoir cette esclave; et, dans sa tentative de rupture avec la mère, devenue lourde à ses bras, il entrait certainement la pensée de se laisser épouser par la fille, ce qui était en somme une fin très douce, bien qu'il ne l'avouât pas encore, honteux, gêné par son nom illustre, par toutes les complications, toutes les larmes qu'il prévoyait.
Le silence continua. Camille, de son regard aigu, meurtrier comme un couteau, avait dit à sa mère qu'elle savait; puis, elle s'était plainte à Gérard, d'un autre regard douloureux. Et celui-ci, pour rétablir l'équilibre entre les deux femmes, ne trouva qu'un compliment.
– Bonjour, Camille… Ah! cette robe havane! C'est étonnant comme les couleurs un peu sombres vous habillent!
Camille jeta un coup d'œil sur la robe blanche de sa mère, puis regarda sa robe foncée, qui laissait voir à peine son cou et ses poignets.
– Oui, répondit-elle en riant, je ne suis passable que lorsque je ne m'habille pas en jeune fille.
Eve, mal à l'aise, soucieuse de sentir grandir une rivalité, à laquelle elle ne voulait pas croire encore, changea la conversation.
– Est-ce que ton frère n'est pas là?
– Mais si, nous sommes descendus ensemble.
Hyacinthe, qui entrait, serra la main de Gérard, d'un air de lassitude. Il avait vingt ans, il tenait de sa mère ses pâles cheveux blonds, sa face allongée d'orientale langueur, et de son père, ses yeux gris, sa bouche épaisse d'appétits sans scrupules. Ecolier exécrable, il avait décidé de ne rien faire, dans un mépris égal de toutes les professions; et, gâté par son père, il s'intéressait à la poésie et à la musique, il vivait au milieu d'un monde extraordinaire d'artistes, de filles, de fous et de bandits, fanfaron lui-même de vices et de crimes, affectant l'horreur de la femme, professant les pires idées philosophiques et sociales, allant toujours aux plus extrêmes, tour à tour collectiviste, individualiste, anarchiste, pessimiste, symboliste, même sodomiste, sans cesser d'être catholique, par suprême bon ton. Au fond, il était simplement vide et un peu sot. En quatre générations, le sang vigoureux et affamé des Duvillard, après les trois belles bêtes de proie qu'il avait produites, tombait tout d'un coup, comme épuisé par l'assouvissement, à cet androgyne avorté, incapable même des grands attentats et des grandes débauches.
Camille, qui était trop intelligente pour ne pas sentir ce néant chez son frère, le plaisantait; et elle reprit, en le regardant, pincé dans la longue redingote à plis, une résurrection romantique qu'il exagérait:
– Maman te demande, Hyacinthe… Viens donc lui montrer ta jupe. C'est toi qui serais joli en fille.
Mais il s'esquiva, sans répondre. Il avait une peur sourde de sa sœur, son aînée, bien qu'ils vécussent dans une intimité de confidences perverses, se disant tout, essayant en vain de s'étonner l'un l'autre. Et il donna un regard de dédain à la corbeille merveilleuse d'orchidées, de mode usée, devenue bourgeoise. Il avait traversé les lis, il en était à la renoncule, la fleur de sang.
Les deux derniers convives attendus arrivèrent presque ensemble. Ce fut d'abord le juge d'instruction Amadieu, un intime de la maison, un petit homme de quarante-cinq ans, qu'une récente affaire anarchiste venait de mettre en évidence. Il avait une face plate et régulière de magistrat, à gros favoris blonds, qu'il tâchait de rendre aiguë, en se servant d'un monocle, derrière lequel son œil pétillait. D'ailleurs, très mondain, il était de la nouvelle école, psychologue distingué, auteur d'un livre en réponse aux abus de la physiologie criminaliste, d'une ambition tenace, amoureux de publicité, guettant toujours l'occasion des affaires retentissantes qui donnent la gloire. Enfin, parut le général de Bozonnet, l'oncle maternel de Gérard, un vieillard grand et sec, au nez en bec d'aigle, que ses rhumatismes avaient forcé récemment à prendre sa retraite. Fait colonel après la guerre, en récompense de sa belle conduite à Saint-Privat, il avait gardé à Napoléon III la foi jurée, malgré ses attaches profondément monarchistes. On lui passait, dans son monde, cette sorte de bonapartisme militaire, pour l'amertume qu'il mettait à accuser la république d'avoir tué l'armée. Et, brave homme, adorant sa sœur, madame de Quinsac, il semblait surtout obéir à un désir secret de celle-ci, en acceptant les invitations de la baronne, comme pour rendre plus naturelle et plus excusable la continuelle présence chez elle de Gérard.
Mais le baron et Dutheil revenaient du cabinet, en riant très haut, d'un rire exagéré, sans doute afin de faire croire à la parfaite liberté de leur esprit. Et l'on passa dans la salle à manger, où brûlait un grand feu, dont les flammes joyeuses luisaient telles qu'un rayon de printemps, au milieu des fins meubles anglais d'acajou clair, chargés d'argenterie et de cristaux. La pièce, d'un vert mousse tendre, avait un charme discret sous le jour pâle, et la table, au centre, avec la richesse de son couvert et la blancheur de son linge, orné d'un point de Venise, semblait avoir miraculeusement fleuri, toute une floraison de grosses roses thé, d'admirables fleurs pour la saison, et d'un parfum délicieux.
La baronne fit asseoir le général à sa droite, Amadieu à sa gauche. Le baron prit à sa droite Dutheil, à sa gauche Gérard. Puis, les enfants se placèrent aux deux bouts, Camille entre Gérard et le général, Hyacinthe entre Dutheil et Amadieu. Et, tout de suite, dès les œufs brouillés aux truffes, la conversation s'engagea, familière et gaie, cette conversation des déjeuners de Paris, où défilent les événements grands et petits de la veille et de la matinée, les vérités ainsi que les mensonges de tous les mondes, le scandale financier, l'aventure politique, le roman paru, la pièce jouée, les histoires qui ne peuvent se dire qu'à l'oreille, et qu'on raconte tout haut. Et, sous la légèreté de l'esprit qui se dépense, sous les rires qui sonnent souvent faux, chacun garde sa tourmente, sa débâcle intérieure, une détresse parfois qui va jusqu'à l'agonie.
Bravement, avec sa tranquille impudence habituelle, le baron parla le premier de l'article de la Voix du Peuple.
– Dites donc, vous avez lu l'article de Sanier, ce matin. C'est un de ses bons, il a de la verve, mais quel fou dangereux!
Cela mit tout le monde à l'aise, car cet article aurait sûrement pesé sur le déjeuner, si personne n'en avait soufflé mot.
– Encore le Panama qui recommence! cria Dutheil. Ah! non, nous en avons assez!
– L'affaire des Chemins de fer africains, reprit le baron, mais elle est claire comme de l'eau de roche! Tous ceux que Sanier menace peuvent dormir bien tranquilles… Non, voyez-vous, c'est un coup pour jeter Barroux à bas de son ministère. Il y aura pour sur tantôt une demande d'interpellation, vous allez voir le beau tapage.
– Cette presse de diffamation et de