Paris. Emile Zola
apprendre tout de suite, à part. Et il suivit le domestique, laissant ensemble Gérard et Silviane.
Dans le fumoir, une pièce qui ouvrait directement sur le vestibule par une baie, dont la portière était relevée, Pierre, debout, attendait avec son compagnon, en regardant curieusement autour de lui. Ce qui le frappait, c'était le recueillement presque religieux de cette entrée, les lourdes draperies, les clartés mystiques des vitraux, les meubles anciens baignant dans une ombre de chapelle, aux parfums épars de myrrhe et d'encens. Très gai, Dutheil tapait du bout de sa canne, sur le divan bas, lit d'amour autant que lit de repos.
– Hein? elle est joliment meublée. Oh! une fille qui sait son affaire!
Le baron entrait, encore bouleversé, l'air inquiet. Et, sans même apercevoir le prêtre, il voulut savoir.
– Qu'ont-ils fait, là-bas? les nouvelles sont donc graves?
– Mège a interpellé, en demandant l'urgence, pour renverser Barroux. Vous voyez d'ici son discours.
– Oui, oui! contre les bourgeois, contre moi, contre vous. C'est toujours le même… Et alors?
– Alors, ma foi, l'urgence n'a pas été votée; mais Barroux, malgré une très belle défense, n'a eu qu'une majorité de deux voix.
– Deux voix, fichtre! il est par terre, c'est un ministère Vignon pour la semaine prochaine.
– Tout le monde le disait dans les couloirs.
Le baron, les sourcils froncés, comme s'il eût pesé ce qu'un tel événement pouvait apporter au monde de bon ou de mauvais, eut un geste mécontent.
– Un ministère Vignon… Diable! ce ne serait guère meilleur. Ces jeunes démocrates s'avisent de poser pour la vertu, et ce ne serait pas encore un ministère Vignon qui ferait entrer Silviane à la Comédie.
Il n'avait d'abord rien vu d'autre, dans la catastrophe dont tremblait le monde politique. Aussi, le député ne put-il s'empêcher de laisser percer sa propre anxiété.
– Eh bien! et nous autres là dedans, qu'est-ce que nous devenons?
Cette parole ramena Duvillard à la situation. Avec un nouveau geste, superbe cette fois, il dit sa belle et insolente confiance.
– Nous autres, mais nous restons ce que nous sommes, nous n'avons jamais été en péril, je pense! Ah! je suis bien tranquille, Sanier peut publier sa fameuse liste, dans le cas où cela l'amuserait. Si nous n'avons pas acheté depuis longtemps Sanier et sa liste, c'est que Barroux est un parlait honnête homme, et que, moi, je n'aime pas jeter mon argent par la fenêtre… Je vous répète que nous ne craignons rien.
Puis, comme il reconnaissait enfin l'abbé Froment, resté dans l'ombre, Dutheil lui expliqua le service que celui-ci attendait de lui. Et, dans l'émotion où il se trouvait, le cœur encore meurtri par la rigueur de Silviane, il dut avoir le sourd espoir qu'une bonne action lui porterait chance, il consentit immédiatement à s'entremettre, pour l'admission de Laveuve. Ayant sorti de son carnet une carte de visite et un crayon, il s'approcha de la fenêtre.
– Mais tout ce que vous voudrez, monsieur l'abbé, je serai bien heureux d'être de moitié dans cette bonne œuvre… Tenez! voici ce que j'écris. «Ma chère amie, faites donc ce que monsieur l'abbé Froment demande en faveur de ce malheureux, puisque notre ami Fonsègue n'attend qu'un mot de vous pour agir.»
A ce moment, Pierre, par la baie ouverte, aperçut Gérard que Silviane accompagnait, jusque dans le vestibule, calmée, curieuse sans doute de savoir ce que Dutheil venait faire. Et l'apparition de la jeune femme le frappa d'étonnement, tellement elle lui sembla simple et douce, dans sa candeur immaculée de vierge. Jamais, au jardin de l'innocence, il n'avait rêvé un lis d'une plus délicieuse et plus discrète floraison.
– Alors, continua Duvillard, si vous voulez remettre cette carte tout de suite à ma femme, il faut que vous alliez chez madame la princesse de Harth, où il y a une matinée.
– J'y allais, monsieur le baron.
– Très bien… Vous y trouverez certainement ma femme, elle doit y conduire les enfants.
Il s'interrompit, il venait aussi d'apercevoir Gérard, qu'il appela.
– Dites donc, Gérard, ma femme a bien dit qu'elle allait à cette matinée, vous êtes certain que monsieur l'abbé l'y trouvera?
Le jeune homme, qui se décidait à se rendre rue Matignon, pour y attendre Eve, répondit très naturellement:
– Si monsieur l'abbé se dépêche, je crois bien qu'il l'y trouvera, car elle doit y aller en effet, avant son essayage, chez Salmon.
Et il baisa la main de Silviane, il s'en alla, de son air de bel homme indolent et sans malice, que le plaisir lui-même lassait.
Un peu gêné, Pierre dut se laisser présenter à la maîtresse de la maison par Duvillard. Il s'inclina en silence, tandis qu'elle, muette aussi, lui rendait son salut, avec une pudique réserve, un tact approprié à la circonstance, dont aucune ingénue n'était alors capable, même à la Comédie. Et, pendant que le baron accompagnait le prêtre jusqu'à la porte, elle rentra dans le salon avec Dutheil. A peine derrière une portière, il lui avait passé un bras à la taille, il voulait la baiser aux lèvres. Mais elle se défendait encore, elle le savait si peu sérieux, et puis il fallait auparavant qu'il se montrât gentil.
Lorsque Pierre, convaincu maintenant du succès, arriva devant l'hôtel de la princesse de Harth, avenue Kléber, toujours avec sa voiture, il retomba dans un grand embarras. L'avenue était obstruée d'équipages, amenés par la matinée musicale, et la porte de l'hôtel, garnie d'une sorte de tente de réception, aux lambrequins de velours rouge, lui parut inabordable, tellement le flot des arrivants s'y pressait. Comment allait-il pouvoir entrer? comment surtout, avec sa soutane, pourrait-il voir la princesse et demander à entretenir un instant la baronne Duvillard? Dans sa fièvre, il n'avait point songé à ces difficultés. Et il prenait le parti de gagner la porte à pied, il se demandait de quelle façon il se glisserait parmi la foule, inaperçu, lorsqu'une voix joyeuse le fit se tourner.
– Eh! monsieur l'abbé, est-ce possible? voilà que je vous retrouve ici!
C'était le petit Massot. Lui allait partout, faisait dix spectacles en un jour, séance parlementaire, enterrement, mariage, fête ou deuil quelconque, lorsqu'il était en mal de chronique, ainsi qu'il disait.
– Comment! monsieur l'abbé, vous venez chez notre aimable princesse voir danser les Mauritaines!
Et il se moquait, car ces Mauritaines étaient une troupe de six danseuses espagnoles, qui faisaient alors courir tout Paris aux Folies-Bergère, par la sensualité brûlante de leurs déhanchements. Le ragoût était que ces filles réservaient pour les salons des danses plus libres encore, d'un tel abandon charnel, qu'on ne les aurait certainement pas autorisées dans un théâtre. Et le beau monde se ruait chez les maîtresses de maison hardies, les excentriques, les étrangères, telles que la princesse, qui ne reculaient devant aucune attraction.
Lorsque Pierre eut expliqué au petit Massot qu'il courait toujours pour la même affaire, celui-ci, très obligeant, offrit tout de suite de le piloter. Il connaissait le logis, il le fit passer par une porte de derrière, l'amena par un couloir dans un coin du vestibule, à l'entrée même du grand salon. De hautes plantes vertes garnissaient ce vestibule, on était là à peu près caché.
– Ne bougez pas, mon cher abbé. Je vais, si je puis, vous déterrer la princesse. Et vous saurez si la baronne Duvillard est arrivée déjà.
Ce qui surprenait Pierre, c'était l'hôtel entièrement clos, les fenêtres fermées, les moindres fentes bouchées pour que le jour n'entrât pas, et toutes les pièces flambant de lampes électriques, dans une intensité surnaturelle de lumière. La chaleur était déjà très forte, des senteurs violentes de fleurs et de femmes alourdissaient l'air. Et il semblait à Pierre, aveuglé, étouffé, qu'il entrait dans l'au-delà luxurieux d'un de ces antres de la chair, tel que le Paris du plaisir en réalise le rêve. Maintenant, en se haussant sur la pointe des pieds, il distinguait, par la porte ouverte du salon, les