Rome. Emile Zola
l'exprimer? Oui, je sais qu'il affecte de montrer de la délicatesse en cette occasion… Moi, je te le répète, je me crois aussi honnête que lui, et j'aurais un fils tel que le tien, si droit, si bon, si naïvement amoureux, que je le laisserais épouser qui il voudrait et comme il voudrait… Les Buongiovanni, mon Dieu! les Buongiovanni, avec toute leur noblesse et l'argent qu'ils ont encore, seront très honorés d'avoir pour gendre un beau garçon, au grand cœur!
De nouveau, Stefana eut son air de satisfaction placide. Elle ne venait sûrement que pour être approuvée.
– C'est bien, mon oncle, je redirai cela à mon mari; et il en tiendra grand compte; car, si vous êtes sévère pour lui, il a pour vous une véritable vénération… Quant à ce ministère, rien ne se fera peut-être, Sacco se décidera selon les circonstances.
Elle s'était levée, elle prit congé en embrassant le vieillard, comme à son arrivée, très tendrement. Et elle le complimenta sur sa belle mine, le trouva très beau, le fit sourire en lui nommant une dame qui était encore folle de lui. Puis, après avoir répondu d'une légère révérence au salut muet du jeune prêtre, elle s'en alla, de son allure modeste et sage.
Un instant, Orlando resta silencieux, les yeux vers la porte, repris d'une tristesse, songeant sans doute à ce présent louche et pénible, si différent du glorieux passé. Et, brusquement, il revint à Pierre, qui attendait toujours.
– Alors, mon ami, vous êtes donc descendu au palais Boccanera. Ah! quel désastre aussi de ce côté!
Mais, lorsque le prêtre lui eut répété sa conversation avec Benedetta, la phrase où elle avait dit qu'elle l'aimait toujours et que jamais elle n'oublierait sa bonté, quoi qu'il arrivât, il s'attendrit, sa voix eut un tremblement.
– Oui, c'est une bonne âme, elle n'est pas méchante. Seulement, que voulez-vous? elle n'aimait pas Luigi, et lui-même a été un peu violent peut-être… Ces choses ne sont plus un mystère, je vous en parle librement, puisque, à mon grand chagrin, tout le monde les connaît.
Orlando, s'abandonnant à ses souvenirs, dit sa joie vive, la veille du mariage, à la pensée de cette admirable créature qui serait sa fille, qui remettrait de la jeunesse et du charme autour de son fauteuil d'infirme. Il avait toujours eu le culte de la beauté, un culte passionné d'amant, dont l'unique amour serait resté celui de la femme, si la patrie n'avait pas pris le meilleur de lui-même. Et Benedetta, en effet, l'adora, le vénéra, montant sans cesse passer des heures avec lui, habitant sa petite chambre pauvre, qui resplendissait alors de l'éclat de divine grâce qu'elle y apportait. Il revivait dans son haleine fraîche, dans l'odeur pure et la caressante tendresse de femme dont elle l'entourait, sans cesse aux petits soins. Mais, tout de suite, quel affreux drame, et que son cœur avait saigné, de ne savoir comment réconcilier les époux! Il ne pouvait donner tort à son fils de vouloir être le mari accepté, aimé. D'abord, après la première nuit désastreuse, ce heurt de deux êtres, entêtés chacun dans son absolu, il avait espéré ramener Benedetta, la jeter aux bras de Luigi. Puis, lorsque, en larmes, elle lui eut fait ses confidences, avouant son amour ancien pour Dario, disant toute sa révolte imprévue devant l'acte, le don de sa virginité à un autre homme, il comprit que jamais elle ne céderait. Et toute une année s'était écoulée, il avait vécu une année, cloué sur son fauteuil, avec ce drame poignant qui se passait sous lui, dans ces appartements luxueux dont les bruits n'arrivaient même pas à ses oreilles. Que de fois il avait essayé d'entendre, craignant des querelles, désolé de ne pouvoir se rendre utile encore en faisant du bonheur! Il ne savait rien par son fils, qui se taisait; il n'avait parfois des détails que par Benedetta, lorsqu'un attendrissement la laissait sans défense; et ce mariage, où il avait vu un instant l'alliance tant désirée de l'ancienne Rome avec la nouvelle, ce mariage non consommé le désespérait, comme l'échec de tous ses espoirs, l'avortement final du rêve qui avait empli sa vie. Lui-même finit par souhaiter le divorce, tellement la souffrance d'une pareille situation devenait insupportable.
– Ah! mon ami, je n'ai jamais si bien compris la fatalité de certains antagonismes, et comment, avec le cœur le plus tendre, la raison la plus droite, on peut faire son malheur et celui des autres!
Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois, sans avoir frappé, le comte Prada entra. Tout de suite, après un salut rapide au visiteur qui s'était levé, il prit doucement les mains de son père, les tâta, en craignant de les trouver trop chaudes ou trop froides.
– J'arrive à l'instant de Frascati, où j'ai dû coucher, tellement ces constructions interrompues me tracassent. Et l'on me dit que vous avez passé une nuit mauvaise.
– Eh! non, je t'assure.
– Oh! vous ne me le diriez pas… Pourquoi vous obstinez-vous à vivre ici, sans aucune douceur? Cela n'est plus de votre âge. Vous me feriez tant plaisir en acceptant une chambre plus confortable, où vous dormiriez mieux!
– Eh! non, eh! non… Je sais que tu m'aimes bien, mon bon Luigi. Mais, je t'en prie, laisse-moi faire au gré de ma vieille tête. C'est la seule façon de me rendre heureux.
Pierre fut très frappé de l'ardente affection qui enflammait les regards des deux hommes, pendant qu'ils se contemplaient, les yeux dans les yeux. Cela lui parut infiniment touchant, d'une grande beauté de tendresse, au milieu de tant d'idées et d'actes contraires, de tant de ruptures morales, qui les séparaient.
Et il s'intéressa à les comparer. Le comte Prada, plus court, plus trapu, avait bien la même tête énergique et forte, plantée de rudes cheveux noirs, les mêmes yeux francs, un peu durs, dans une face d'un teint clair, barrée d'épaisses moustaches. Mais la bouche différait, une bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand il ne s'agit plus que de mordre à la conquête des autres. C'était ce qui faisait dire, lorsqu'on vantait ses yeux de franchise: «Oui, mais je n'aime pas sa bouche.» Les pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très belles.
Et Pierre s'émerveillait de le trouver tel qu'il l'avait attendu. Il connaissait assez intimement son histoire, pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par l'épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les vertus du père avaient dévié, s'étaient, chez l'enfant, transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant, l'énergie héroïque et désintéressée devenant le féroce appétit des jouissances, l'homme des batailles aboutissant à l'homme du butin, depuis que les grands sentiments d'enthousiasme ne soufflaient plus, qu'on ne se battait plus, qu'on était là au repos, parmi les dépouilles entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette dégénérescence du fils, du brasseur d'affaires gorgé de millions!
Mais Orlando présenta Pierre.
– Monsieur l'abbé Pierre Froment, dont je t'ai parlé, l'auteur du livre que je t'ai fait lire.
Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait en faire une grande capitale moderne. Il avait vu Paris transformé par le second empire, il avait vu Berlin agrandi et embelli, après les victoires de l'Allemagne; et, selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle ne devenait pas la ville habitable d'un grand peuple, elle était menacée d'une mort prompte. Ou un musée croulant, ou une cité refaite, ressuscitée.
Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet habile homme dont l'esprit ferme et clair le charmait. Il savait avec quelle adresse il avait manœuvré dans l'affaire de la villa Montefiori, s'y enrichissant lorsque tant d'autres s'y ruinaient, ayant prévu sans doute la catastrophe fatale, au moment où la rage de l'agio affolait encore la nation entière. Pourtant, il surprenait déjà des signes de fatigue, des rides précoces, les lèvres affaissées, sur cette face de volonté et d'énergie, comme si l'homme se lassait de la continuelle lutte, parmi les écroulements voisins, qui minaient le sol, menaçant d'emporter par contre-coup les fortunes les mieux assises. On racontait que Prada, dans les derniers temps, avait eu des inquiétudes sérieuses; et plus rien n'était solide, tout pouvait être englouti, à la suite de la crise financière qui s'aggravait de jour en jour. Chez ce rude fils de