Rome. Emile Zola
de Rome. Au delà du Tibre, par-dessus le chaos blafard du nouveau quartier des Prés du Château, se dressait Saint-Pierre, entre les verdures du mont Mario et du Janicule. Puis, c'était à gauche toute la vieille ville, une étendue de toits sans bornes, une mer roulante d'édifices, à perte de vue. Mais les regards, toujours, revenaient à Saint-Pierre, trônant dans l'azur, d'une grandeur pure et souveraine. Et, de la terrasse, au fond du ciel immense, les lents couchers de soleil, derrière le colosse, étaient sublimes.
Parfois, ce sont des écroulements de nuées sanglantes, des batailles de géants, luttant à coups de montagnes, succombant sous les ruines monstrueuses de villes en flammes. Parfois, d'un lac sombre ne se détachent que des gerçures rouges, comme si un filet de lumière était jeté, pour repêcher parmi les algues l'astre englouti. Parfois, c'est une brume rose, toute une poussière délicate qui tombe, rayée de perles par un lointain coup de pluie, dont le rideau est tiré sur le mystère de l'horizon. Parfois, c'est un triomphe, un cortège de pourpre et d'or, des chars de nuages qui roulent sur une voie de feu, des galères qui flottent sur une mer d'azur, des pompes fastueuses et extravagantes, s'abîmant au gouffre peu à peu insondable du crépuscule.
Mais, ce soir-là, Pierre eut le spectacle sublime, dans une grandeur calme, aveuglante et désespérée. D'abord, juste au-dessus du dôme de Saint-Pierre, descendant du ciel sans tache, d'une limpidité profonde, le soleil était si resplendissant encore, que les yeux ne pouvaient en soutenir l'éclat. Dans cette splendeur, le dôme semblait incandescent, un dôme d'argent liquide; tandis que le quartier voisin, les toitures du Borgo étaient comme changées en un lac de braise. Puis, à mesure que le soleil s'inclina, il perdit de sa flamme, on put le regarder; et, bientôt, avec une lenteur majestueuse, il glissa derrière le dôme, qui se détacha en bleu sombre, lorsque, entièrement caché, l'astre ne fut plus, autour, qu'une auréole, une gloire d'où jaillissait une couronne de flamboyants rayons. Et, alors, commença le rêve, le singulier éclairage du rang des fenêtres qui règnent sous la coupole, traversées de part en part, devenues des bouches rougeoyantes de fournaise; de sorte qu'on aurait pu croire que le dôme était posé sur un brasier, isolé en l'air, soulevé et porté par la violence du feu. Cela dura trois minutes à peine. En bas, les toits confus du Borgo se noyaient de vapeurs violâtres, pendant que l'horizon, du Janicule au mont Mario, découpait sa ligne nette et noire; et ce fut le ciel qui devint à son tour de pourpre et d'or, un calme infini de clarté surhumaine, au-dessus de la terre qui s'anéantissait. Enfin, les fenêtres s'éteignirent, le ciel s'éteignit, il ne resta que la rondeur du dôme de Saint-Pierre, vague, de plus en plus effacée, dans la nuit envahissante.
Et, par une sourde liaison d'idées, Pierre vit à ce moment s'évoquer devant lui, une fois encore, les hautes, et tristes, et déclinantes figures du cardinal Boccanera et du vieil Orlando. Au soir de ce jour, où il les avait connus l'un après l'autre, si grands dans l'obstination de leur espoir, ils étaient là tous les deux, debout à l'horizon, sur leur ville anéantie, au bord du ciel que la mort semblait prendre. Était-ce donc que tout allait ainsi crouler avec eux, que tout allait s'éteindre et disparaître, dans la nuit des temps révolus?
V
Le lendemain, Narcisse Habert, désolé, vint dire à Pierre que son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, le camérier secret, qui se prétendait souffrant, avait demandé deux ou trois jours avant de recevoir le jeune prêtre et de s'occuper de son audience. Pierre se trouva donc immobilisé, n'osant rien tenter d'autre part pour voir le pape, car on l'avait effrayé à un tel point, qu'il craignait de tout compromettre par une démarche maladroite. Et, désœuvré, il se mit à visiter Rome, voulant occuper son temps.
Sa première visite fut pour les ruines du Palatin. Dès huit heures, un matin de ciel pur, il s'en alla seul, il se présenta à l'entrée, qui se trouve rue Saint-Théodore, une grille que flanquent les pavillons des gardiens. Et, tout de suite, un de ceux-ci se détacha, s'offrit pour servir de guide. Lui, aurait préféré voyager à sa fantaisie, errer au hasard de ses découvertes et de son rêve. Mais il lui fut pénible de refuser l'offre de cet homme qui parlait le français très nettement, avec un bon sourire de complaisance. C'était un petit homme trapu, un ancien soldat, d'une soixantaine d'années, à la figure carrée et rougeaude, que barraient de grosses moustaches blanches.
– Alors, si monsieur l'abbé veut me suivre… Je vois que monsieur l'abbé est Français. Moi, je suis Piémontais, et je les connais bien, les Français: j'étais avec eux à Solferino. Oui, oui! quoi qu'on dise, ça ne s'oublie pas, quand on a été frères… Tenez! montez par ici, à droite.
Pierre, en levant les yeux, venait de voir la ligne de cyprès qui borde le plateau du Palatin, du côté du Tibre, et qu'il avait aperçue du Janicule, le jour de son arrivée. Dans l'air si délicatement bleu, le vert intense de ces arbres mettait là comme une frange noire. On ne voyait qu'eux, la pente s'étendait nue et dévastée, d'un gris sale de poussière, parsemée de quelques buissons, au milieu desquels affleuraient des bouts d'antiques murailles. C'était le ravage, la tristesse lépreuse des terrains de fouille, où seuls les savants s'enthousiasment.
– Les maisons de Tibère, de Caligula et des Flaviens sont là-haut, reprit le guide. Mais nous les gardons pour la fin, il faut que nous fassions le tour.
Pourtant, il poussa un instant vers la gauche, s'arrêta devant une excavation, une sorte de grotte dans le flanc du mont.
– Ceci est l'antre lupercal, où la louve allaita Romulus et Remus. Autrefois, on voyait encore, à l'entrée, le figuier Ruminal, qui avait abrité les deux jumeaux.
Pierre ne put retenir un sourire, tellement l'ancien soldat semblait simple et convaincu dans ses explications, très fier d'ailleurs de toute cette gloire antique qui était sienne. Mais, lorsque, près de la grotte, le digne homme lui eut montré les vestiges de la Roma quadrata, des restes de murailles qui paraissent réellement remonter à la fondation de Rome, il s'intéressa, une première émotion lui fit battre le cœur. Et, certes, ce n'était pas que le spectacle fût admirable, car il s'agissait de quelques blocs de pierre taillés, posés l'un sur l'autre, sans ciment ni chaux. Seulement, un passé de vingt-sept siècles s'évoquait, et ces pierres effritées et noircies, qui avaient supporté un si retentissant édifice de splendeur et de toute-puissance, prenaient une extraordinaire majesté.
La visite continua, ils revinrent à droite, longeant toujours le flanc du mont. Les annexes des palais avaient dû descendre jusque-là: des restes de portiques, des salles effondrées, des colonnes et des frises remises debout, bordaient le sentier raboteux, qui tournait parmi des herbes folles de cimetière; et le guide, récitant ce qu'il savait si bien pour l'avoir répété quotidiennement depuis dix années, continuait à affirmer les hypothèses les moins sûres, en donnant à chaque débris un nom, un emploi, une histoire.
– La maison d'Auguste, finit-il par dire, avec un geste de la main qui indiquait des éboulis de terre.
Cette fois, Pierre, n'apercevant absolument rien, se hasarda à demander:
– Où donc?
– Ah! monsieur l'abbé, il paraît qu'on en voyait encore la façade à la fin du siècle dernier. On y entrait de l'autre côté, par la voie Sacrée. De ce côté-ci, il y avait un vaste balcon, qui dominait le grand Cirque Maxime, et d'où l'on assistait aux jeux… D'ailleurs, comme vous pouvez le constater, le palais se trouve encore presque totalement enfoui sous ce grand jardin, là-haut, le jardin de la villa Mills; et, quand on aura l'argent pour les fouilles, on le retrouvera, c'est certain, ainsi que le temple d'Apollon et celui de Vesta, qui l'accompagnaient.
Il tourna à gauche, entra dans le Stade, le petit cirque pour les courses à pied, qui s'allongeait au flanc même de la maison d'Auguste; et, cette fois, le prêtre, saisi, commença à se passionner. Ce n'était point qu'il y eût là une ruine suffisamment conservée et d'aspect monumental; aucune colonne n'était restée en place, seules les murailles de droite se dressaient encore; mais on avait retrouvé tout le plan, les bornes à chaque bout, le portique autour de la piste, la loge de l'empereur, colossale, qui, après avoir été à gauche, dans la maison d'Auguste, s'était ouverte ensuite à droite, encastrée dans le palais de Septime Sévère. Et le guide allait toujours, au milieu de ces débris épars, donnait