Faust. Johann Wolfgang von Goethe
NUIT. UNE CHAMBRE GOTHIQUE, À VOUTES HAUTES ET ÉTROITES
Eh bien donc, philosophie, jurisprudence, médecine… hélas! et toi aussi, théologie! je vous ai toutes apprises, toutes étudiées, avec des peines infinies; et, après tant et de si longues veilles, me voici, pauvre fou, aussi sage que devant. Je porte, il est vrai, le titre de Docteur, celui de Maître; et il y a bien dix ans, que je promène mes sots élèves à travers un labyrinthe inextricable… Et je m'aperçois, enfin, que nous ne pouvons rien connaître. Rien!.. J'en mourrai. Il n'est cependant pas au monde un seul homme, maître, docteur, clerc ou moine, qui en sache aussi long que moi: pas un doute ne m'arrête, pas un scrupule ne me travaille, je ne crains ni enfer ni diable… Mais aussi, la joie m'a fui sans retour: je suis loin de croire que je sache rien de bon; je suis loin de croire que je puisse rien enseigner aux hommes, pour améliorer leur condition misérable et les remettre dans le droit chemin. Je n'ai d'ailleurs ni biens, ni argent, ni honneurs, ni crédit dans le monde… Non, un chien ne voudrait pas de l'existence, à ce prix-là! Je ne vois plus maintenant qu'une chose à essayer, c'est de me jeter dans la magie. Il le faut. Ah! si la puissance de l'Esprit et de la Parole dessillait mes yeux, et leur dévoilait cet abîme où je brûle de descendre! Que je ne fusse plus esclave des mots, et contraint de dire à grand-peine ce que j'ignore; que je connusse tout ce que la nature cache dans ses entrailles, tout ce qu'il y a pour l'homme au centre de l'énergie du monde et à la source des semences éternelles!
Que n'accordes-tu donc un dernier regard à ma misère, lune, qui tant de fois éclairas mes veilles devant ce même pupitre! C'est au milieu d'un vain amas de livres et de papiers, mélancolique amie, que tu m'apparais alors. Que ne puis-je, hélas! gravir sur le sommet des montagnes! Là, j'irais, dans ta jeune lumière, me glisser autour des cavernes avec les Esprits. Que ne puis-je danser sur les prairies à tes pâles clartés, et, libre des tourments de la science, me baigner à loisir dans la rosée qui émane de ta sphère silencieuse!
Malheureux! je languis, encore enchaîné dans ma prison. Maudit sois-tu, réduit obscur, où la douce lumière du ciel elle-même n'arrive que triste et plombée, à travers ces vitrages peints; où, de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que livres couverts de poudre et mangés des vers, que papiers amoncelés jusqu'au haut des voûtes, que boîtes, verres, instruments de mille sortes; tous vieux meubles pourris, que j'ai reçus de mes ancêtres… C'est là ton monde! On appelle cela un monde!
Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se resserre avec angoisse dans ta poitrine, pourquoi une douleur sourde glace tes membres et y enchaîne le mouvement de la vie? Tu le demandes; et, au lieu de la nature vivante, au sein de laquelle Dieu créa les hommes, tu n'as autour de toi que fumée et moisissure, squelettes d'animaux et ossements de morts!
Allons, fuis, lance-toi dans le libre espace! Ce volume mystérieux, que Nostradamus écrivit de sa propre main, n'est-il point un guide assez sûr? Avec son secours seulement, tu commenceras à pouvoir lire dans le cours des astres; ton âme, instruite par lui, sentira sa force renaître, et saura comment un Esprit parle à un autre Esprit… Mais c'est en vain qu'à l'aide d'un bon sens grossier, tu voudrais expliquer les signes sacrés… Esprits, qui nagez autour de moi répondez-moi, si vous m'entendez!
(Il ouvre le volume, et aperçoit le signe du Macrocosme5.)
Ah! comme, à cette vue, tous mes sens ont tressailli! Dans quelle extase céleste ai-je été plongé tout à coup! On dirait qu'un sang plus jeune et plus pur circule dans mes veines; mes nerfs sont agités de frémissements inconnus. Est-ce de la main d'un Dieu que furent tracés ces caractères, qui soulagent mes peines secrètes, qui inondent mon pauvre cœur de joie, et qui me dévoilent, d'une manière si mystérieuse, les forces cachées de la nature? Suis-je un Dieu moi-même? Tout me devient si clair! À l'aide de ces simples traits, je vois se déployer, devant mon âme, la nature tout entière et son énergie créatrice. Aujourd'hui, pour la première fois, je comprends la vérité de cette parole du sage «Le monde des Esprits n'est point fermé; ton sens est aveuglé, ton cœur est mort. «Lève-toi, disciple, et ne cesse de baigner ton corps mortel dans les rayons de l'aurore.»
(Il regarde le signe.)
Que de mouvement au sein de l'univers! Comme toutes les choses concourent à une même fin, et vivent l'une dans l'autre d'une même vie! Comme les Intelligences célestes montent et descendent, et se passent de main en main les seaux d'or! Quelle rosée délicieuse elles répandent sur la terre aride, et quelle ravissante harmonie le battement de leurs ailes imprime aux espaces du monde, qu'elles parcourent incessamment!
Merveilleux spectacle!.. Mais, hélas! rien qu'un spectacle! Où donc te trouver, où te saisir, nature infinie? Où êtes-vous, sources de toute existence? Vous en qui les cieux et la terre puisent cette sève éternelle qui les nourrit, vous qui rajeunissez le sein flétri, vous ne tarissez jamais, vous abreuvez tous les êtres et moi je languis vainement après vous!
(Il saisit le volume, tourne un feuillet avec dépit, et aperçoit le signe de l'Esprit de la terre.)
Quelle émotion différente produit en moi ce nouveau signe! Esprit de la terre, tu es près de moi je sens mes forces s'accroître; il semble qu'une liqueur spiritueuse coule dans mes veines et me brûle; j'aurais le courage de me lancer dans le monde, de supporter les malheurs et les prospérités d'ici-bas, de lutter contre l'orage, et de ne point pâlir aux craquements du vaisseau qui se brise… Des nuages s'amoncèlent au-dessus de moi… la lune cache sa lumière… la lampe fume… elle s'éteint… des rayons ardents ceignent ma tête, et se meuvent lentement dans les ténèbres… un frisson d'épouvante s'empare de moi… les voûtes paraissent descendre, et me presser de toute leur masse… Oui, je le sens, tu nages autour de moi, Esprit que j'ai invoqué… Dévoile-toi!.. Ah! quels déchirements dans mon cœur! Mes sens s'ouvrent à des impressions nouvelles… Tout mon cœur est à toi, je me dévoue à toi; parais! Parais, te dis-je, m'en coûtât-il la vie!
(Il prend le volume dans sa main, et fixant ses yeux sur le signe de l'Esprit, il prononce certaines paroles. Une flamme rouge s'allume tout-à-coup: L'ESPRIT paraît dans la flamme.)
Qui m'appelle?
Vision terrible!
Tu m'as puissamment attiré tes lèvres, sur ma sphère, ont aspiré long-temps et maintenant…
Ah! je ne puis soutenir ton aspect.
Tu souhaitais ardemment de me voir, d'ouïr ma voix, de contempler mon visage. Je me rends au vœu pressant de ton cœur, me voici! Quelle ignoble frayeur t'a saisie, ô créature surhumaine! Qu'est devenu l'élan de ton âme? Où est cette âme ambitieuse, qui se créait un monde, qui le portait en elle, et le caressait avec amour; cette âme qui, saisie d'un tremblement de joie, aspirait à nous égaler, nous autres Esprits? Où es-tu, Faust? Toi dont la voix m'a frappé, toi 'qui t'es élancé jusqu'à moi de toutes les forces de ton être; est-ce bien toi, qui, jouet de mon souffle, trembles maintenant dans les profondeurs de la vie, vermisseau timide et rampant?
Me siérait-il de te céder, flamme légère? Je le suis; oui, je suis Faust, je suis ton égal!
Plongé dans les flots de la vie et dans le tumulte d'une activité sans limites, je vais et reviens, je monte et retombe sans cesse, en me jouant. Ma sphère, c'est la naissance et la mort; éternelles ondulations, trame changeante, dont je forme au métier du temps les tissus impérissables; vivant manteau de la Divinité.
O toi, qui circules ainsi autour du vaste monde, Esprit actif, que je me sens près de toi!
Tu es semblable à l'Esprit que tu conçois, mais non pas à moi!
(Il disparaît.)
Pas
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