Faust. Johann Wolfgang von Goethe
belle, un malheureux valet la fasse évanouir!
(WAGNER, en robe de chambre et en bonnet de nuit, une lampe à la main. – Faust se détourne avec humeur.)
Pardon! c'est que je vous ai entendu déclamer. Vous lisiez sans doute quelque tragédie grecque, et j'aurais envie de me pousser dans l'art de la déclamation; car il est fort utile aujourd'hui. J'ai souvent ouï dire qu'un comédien pouvait en remontrer à un prêtre.
Oui, quand le prêtre est un comédien; comme cela peut arriver dans nos temps.
Ah! si l'on est ainsi relégué au fond de son cabinet, et qu'on voie le monde à peine en un jour de fête, à travers une lunette, et seulement de loin, comment apprendre à le conduire par la persuasion?
Vous ne le saurez jamais, si vous ne sentez rien, si votre âme, vivement émue, ne peut tirer de son propre fonds de quoi remuer, à leur tour, les âmes de tous les assistants. Courbez-vous sur votre table; puis, après avoir ramassé sur celle d'autrui les restes d'un repas splendide, amalgamez tout cela, pour en composer un ragoût; à force de souffler sur votre amas de cendre, faites-en sortir une misérable flamme: vous aurez l'admiration des enfants et des singes, si vous en êtes friand. Mais, pour agir sur le cœur des hommes, il faut une éloquence qui parte du cœur.
C'est pourtant le débit qui fait le succès de l'orateur; je le sens bien, et je suis encore loin de compte.
Laisse là de telles folies, et cherche à gagner ton pain honnêtement. Tous ces grelots ne font qu'ébranler l'air, et ne servent de rien. La raison et le bon sens demandent-ils tant d'art? Et, quand on a quelque chose à dire, pourquoi courir après les mots? Va, tous ces beaux discours si brillants, où l'on fait sonner si haut les bagatelles humaines, sont aussi stériles que le vent d'automne, qui passe en murmurant à travers les feuilles desséchées.
Mon Dieu! l'art est si long, et notre vie est si courte! Moi, au milieu de mes travaux, il me prend souvent un mal de tête, un mal de cœur… que je n'y peux plus tenir. Combien il est difficile de parvenir aux sources mêmes de la science! C'est qu'avant d'avoir fait la moitié du chemin, un pauvre diable peut très-bien mourir.
Mais y penses-tu, de t'imaginer que d'un vil parchemin puisse jaillir cette fontaine sacrée, où la soif de notre âme s'étanchera pour jamais? Si la consolation ne descend de ton propre cœur, tu n'es pas consolé.
Pardonnez-moi; il y a déjà une grande jouissance à se transporter dans l'esprit des siècles écoulés, à voir comment a pensé un homme sage avant nous, et comment nous l'avons dépassé de si loin.
Oh! oui, jusqu'aux étoiles! Mon ami, les siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept sceaux. Ce que vous appelez l'esprit des siècles, n'est au fond que l'esprit des auteurs, dans lequel les siècles se réfléchissent tant bien que mal; et le plus souvent, c'est une pitié! Le premier coup-d'œil suffirait pour faire fuir à cent lieues. On dirait un sac à immondices, un vieux garde-meuble, ou, tout au plus, quelqu'une de ces farces de carrefours entrelardées de belles maximes de morale, comme on en met dans la bouche des marionnettes.
Mais pourtant, le monde, l'esprit et le cœur des hommes; il est naturel que chacun en veuille savoir quelque chose.
Oui, ce qu'on appelle savoir. Qui peut se flatter de donner à un enfant son vrai nom? Le peu d'hommes qui ont su quelque chose avec certitude, et qui n'ont pas eu la sagesse de le garder pour eux, ceux qui ont déclaré au peuple leurs sentiments et leurs vues, on les a de tout temps crucifiés et brûlés… Mais retire-toi, je te prie la nuit est avancée, nous en resterons là pour cette fois.
J'aurais volontiers continué de veiller, et de causer science avec vous. Mais demain, comme à Pâques dernier, vous me permettrez de vous adresser encore une question ou deux. Je me suis remis avec zèle à l'étude. Il est vrai que je sais déjà bien des choses, mais je voudrais tout savoir.
(Il sort.)
Il n'y a d'espérance que pour l'être borné. Jamais elle n'abandonne entièrement cet esprit étroit, qui s'attache aux petites choses: d'une main avide il ne cesse de creuser le sol, pour y chercher des trésors et s'il vient à trouver un ver de terre, il est satisfait.
Se peut-il que la voix d'un tel homme ait osé retentir aux lieux mêmes où l'Esprit m'environna de son souffle pur? Et pourtant, hélas! j'ai cette fois des grâces à te rendre, ô le plus chétif des enfants des hommes. Tu m'as arraché au désespoir, sous lequel ma raison allait succomber. Ah! la vision était tellement colossale, qu'à mes propres yeux je n'étais plus qu'un nain.
Moi, l'image de la Divinité, qui croyais déjà toucher au miroir de la vérité éternelle; qui, dépouillé de mon enveloppe terrestre, égaré dans un abîme de lumière, croyais commencer le chemin des cieux; moi qui, m'élevant au-dessus des chérubins, prétendais mêler avec les forces de la nature mes forces indépendantes, et, créateur à mon tour, vivre de la vie d'un Dieu: combien ne dois-je pas expier tant d'orgueil! Une parole foudroyante m'a rendu à mon néant.
Esprit divin, n'ai-je pas présumé de m'égaler à toi? Ah! j'ai bien eu la puissance de t'attirer, mais je n'ai point eu celle de te retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais si grand… si petit! Tu m'as cruellement repoussé dans le cercle étroit de l'humanité. Qui m'instruira maintenant? Que dois-je éviter? Faut-il obéir à l'impulsion qui me presse?.. Nos actions elles-mêmes, aussi bien que nos souffrances, arrêtent la marche de notre vie.
La matière, la vile matière est toujours là, pour s'opposer à ce que l'esprit conçoit de plus magnifique. Lorsque nous atteignons au bonheur de ce monde, tout ce qui vaut mieux que lui nous le traitons de mensonge et d'illusion. Les sentiments sublimes, qui font tout le prix de notre existence, sont étouffés par des penchants terrestres et grossiers.
Quand l'imagination déploie ses ailes hardies, elle rêve l'éternité dans son délire; mais un étroit espace lui suffit, lorsque le gouffre a dévoré toutes ses joies et toutes ses espérances. L'inquiétude se vient loger au fond de notre cœur; elle y produit des douleurs secrètes; elle le travaille sans relâche, et y détruit le plaisir et le repos: elle prend tour-à-tour mille masques divers; c'est tantôt la cour, tantôt une femme; puis un enfant, une maison, le feu, la mer, un poignard, du poison. L'homme tremble devant tout ce qui ne l'atteindra pas, et pleure continuellement ce qu'il n'a point perdu.
Non, je ne ressemble pas à un Dieu, abjecte créature que je suis! C'est au ver, que je ressemble; au ver, qui se traîne dans la poussière, et que le pied du voyageur, pendant qu'il se nourrit de poussière, écrase et anéantit.
N'est-ce point en effet de la poussière tout ce que ces hautes murailles portent ici sur mille tablettes? N'est-ce point un monde de vers que j'habite?.. Et j'y trouverais ce qui me manque? Je dois lire apparemment ces monceaux de volumes, pour y voir comment partout les hommes se sont tourmentés, comment s'est montré de temps à autre un heureux!.. Pauvre crâne vide, que me veux-tu dire avec ton grincement hideux? Hé bien, quoi! tu as vécu jadis, et ton cerveau a erré comme le mien: il a cherché le grand jour, il a couru après la vérité; et son ardeur s'est éteinte misérablement dans les ténèbres. Instruments, vous vous raillez de moi avec vos roues et vos dents, vos anses et vos cylindres. J'étais à la porte, que ne me serviez-vous de clefs? Peu de clefs, il est vrai, sont aussi artistement travaillées que vous l'êtes; mais vous ne levez aucun verrou. Mystérieuse jusque dans l'éclat du jour, la nature ne se laisse pas arracher son voile; et ce qu'elle veut cacher à notre esprit, il n'est levier ni vis qui nous le puisse découvrir. Vieil attirail, dont je ne fis jamais le moindre usage, tu n'es là que parce qu'autrefois tu servis à mon père. Antique poulie, la fumée de ma lampe t'a noircie… j'ai tant veillé devant ce pupitre! Mieux eût valu cent fois dissiper le peu que j'ai, que de pâlir courbé sous le poids de ce peu. Ce qu'on a hérité de son père, il faut s'en servir ou le vendre: car ce qui n'est utile à rien, est un pesant fardeau; et rien n'est utile, que ce