Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд

Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд


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appeler maman qui est chez la voisine.» Puis, ayant averti la portière qui faisait leurs commissions, car elles n'avaient pas de servante, elle revint s'asseoir auprès du feu, me prit sur ses genoux, et se remit à me questionner et à me caresser, sans s'occuper davantage de la grande dame qui lui avait fait un si cruel affront.

      Ma bonne maman avait certainement préparé quelque bonne et digne parole à dire à cette enfant pour la rassurer et la consoler, car elle s'était attendue à la trouver timide, effrayée ou boudeuse, et à soutenir une scène de larmes ou de reproches. Mais, voyant qu'il n'y avait rien de ce qu'elle avait prévu, elle éprouva, je crois, un peu d'étonnement et de malaise, car je remarquai qu'elle prenait beaucoup de tabac prise sur prise.

      Ma mère arriva au bout d'un instant. Elle m'embrassa passionnément, et salua ma grand'mère avec un regard sec et enflammé. Celle-ci vit bien qu'il fallait aller au devant de l'orage. — Ma fille, dit-elle avec beaucoup de calme et de dignité, sans doute quand vous avez envoyé Caroline chez moi, vous aviez mal compris mes intentions à l'égard des relations qui doivent exister entre elle et Aurore. Je n'ai jamais eu la pensée de contrarier ma petite-fille dans ses affections. Je ne m'opposerai jamais à ce qu'elle vienne vous voir et à ce qu'elle voie Caroline chez vous. Faisons donc en sorte, ma fille, qu'il n'y ait plus de malentendu à cet égard.»

      Il était impossible de s'en tirer plus sagement et avec plus d'adresse et de justice. Elle n'avait pas été toujours aussi équitable dans cette affaire. Il est bien certain qu'elle n'avait pas voulu consentir, dans le principe, à ce que je visse Caroline, même chez ma mère, et que ma mère avait été forcée de s'engager à ne me point amener chez elle dans nos promenades, engagement qu'elle avait fidèlement observé. Il est bien certain aussi qu'en voyant dans mon cœur plus de mémoire et d'attachement qu'elle ne pensait, ma bonne maman avait renoncé à une résolution impossible et mauvaise. Mais, cette concession faite, elle conservait son droit de ne pas admettre chez elle une personne dont la présence lui était désagréable. Son explication adroite et nette coupait court à toute récrimination: ma mère le sentit et son courroux tomba. «A la bonne heure, maman,» dit-elle, et elles parlèrent à dessein, d'autre chose. Ma mère était entrée avec une tempête dans l'âme, et, comme de coutume, elle était étonnée, devant la fermeté souple et polie de sa belle-mère, d'avoir à plier ses voiles et à rentrer au port.

      Au bout de quelques instans, ma grand'mère se leva pour continuer ses visites, priant ma mère de me garder jusqu'à ce qu'elle vînt me reprendre: c'était une concession et une délicatesse de plus, pour bien montrer qu'elle ne prétendait pas gêner et surveiller nos épanchemens. Pierret arriva à temps pour lui offrir son bras jusqu'à la voiture. Ma grand'mère avait de la déférence pour lui, à cause du grand dévoûment qu'il avait témoigné à mon père. Elle lui faisait très bon accueil, et Pierret n'était pas de ceux qui excitaient ma mère contre elle. Bien au contraire, il n'était occupé qu'à la calmer et à l'engager à vivre dans de bons rapports avec sa belle-mère. Mais il rendait à celle-ci de très rares visites. C'était pour lui trop de contrainte que de rester une demi-heure sans allumer son cigare, sans faire de grimaces et sans proférer à chaque phrase son jurement favori: sac à papier!

      Quelle joie ce fut pour moi que de nous retrouver dans ce qui me semblait ma seule, ma véritable famille! Que ma mère me semblait bonne, ma sœur aimable, mon ami Pierret drôle et complaisant! Et ce petit appartement si pauvre et si laid en comparaison des salons ouatés de ma grand'mère (c'est ainsi que je les appelais par dérision), devint pour moi en un instant la terre promise de mes rêves. Je l'explorais dans tous les coins, je regardais avec amour les moindres objets, la petite pendule en albâtre, les vases de fleurs en papier, jaunies sous leur cylindre de verre, les pelottes que Caroline avait brodées en chenille, à sa pension, et jusqu'à la chaufferette de ma mère, ce meuble prolétaire banni des habitudes élégantes, ancien trépied de mes premières improvisations dans la rue Grange-Batelière. Comme j'aimais tout cela! Je ne me lassais pas de dire: «Je suis ici chez nous. Là-bas, je suis chez ma bonne maman. —Sac à papier! disait Pierret, qu'elle n'aille pas dire chez nous devant Mme Dupin: elle nous reprocherait de lui apprendre à parler comme aux z-halles.» Et Pierret de rire aux éclats, car il riait volontiers de tout, et ma mère de se moquer de lui, et moi de crier: Comme on s'amuse chez nous!

      Caroline me faisait des pigeons avec ses doigts; ou, avec un bout de fil que nous passions et croisions dans les doigts l'une de l'autre, elle m'apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que les enfans appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. Les belles poupées et les beaux livres d'images de ma bonne maman ne me paraissaient plus rien auprès de ces jeux qui me rappelaient mon enfance; car, encore enfant, j'avais déjà une enfance, un passé derrière moi, des souvenirs, des regrets, une existence accomplie et qui ne devait pas m'être rendue.

      La faim me prit. Il n'y avait chez nous ni gâteaux ni confitures, mais le classique pot-au-feu pour toute nourriture: mon goûter passa en un instant de la cheminée sur la table. Avec quel plaisir je retrouvai mon assiette de terre de pipe! Jamais je ne mangeai de meilleur cœur. J'étais comme un voyageur qui rentre chez lui après de longues tribulations, et qui jouit de tout dans son petit ménage.

      Ma grand'mère revint me chercher; mon cœur se serra, mais je compris que je ne devais pas abuser de sa générosité. Je la suivis en riant avec des yeux pleins de larmes.

      Ma mère ne voulut pas abuser non plus de la concession faite, et ne me mena chez elle que les dimanches. C'étaient les jours de congé de Caroline, qui était encore en pension, ou qui, peut-être, commençait à apprendre le métier de graveuse de musique, qu'elle a continué depuis et exercé jusqu'à son mariage avec beaucoup de labeur et quelque petit profit. Ces heureux dimanches, si impatiemment attendus, passaient comme des rêves. A cinq heures, Caroline allait dîner chez ma tante Maréchal; maman et moi, nous allions retrouver ma grand'mère chez mon grand-oncle de Beaumont. C'était un vieil usage de famille fort doux que ce dîner hebdomadaire qui réunissait invariablement les mêmes convives. Il s'est presque perdu dans la vie agitée et désordonnée que l'on mène aujourd'hui. C'était la manière la plus agréable et plus commode de se voir pour les gens de loisir et d'habitudes régulières. Mon grand-oncle avait pour cuisinière un cordon bleu qui, n'ayant jamais affaire qu'à des palais d'une expérience et d'un discernement consommés, mettait un amour-propre immense à les contenter. Mme Bourdieu, la gouvernante de mon oncle, et mon oncle lui-même, exerçaient une surveillance éclairée sur ces importans travaux. A cinq heures précises, nous arrivions, ma mère et moi, et nous trouvions déjà autour du feu ma grand'mère dans un vaste fauteuil placé vis-à-vis du vaste fauteuil de mon grand-oncle, et Mme de la Marlière entre eux, les pieds allongés sur les chenets, la jupe un peu relevée, et montrant deux maigres jambes chaussées de souliers très pointus. Mme de la Marlière était une ancienne amie intime de la feue comtesse de Provence, la femme de celui qui fut depuis Louis XVIII. Son mari, le général de la Marlière, était mort sur l'échafaud. Il est souvent question de cette dame dans les lettres de mon père, si l'on s'en souvient. C'était une personne fort bonne, fort gaie, expansive, babillarde, obligeante, dévouée, bruyante, railleuse, un peu cynique dans ses propos. Elle n'était point du tout pieuse alors, et se gaussait des curés, voire même d'autre chose, avec une liberté extrême. A la Restauration, elle devint dévote, et elle a vécu jusqu'à l'âge de 98 ans, je crois, en odeur de sainteté: c'était, en somme, une excellente femme, sans préjugés au temps où je l'ai connue, et je ne pense pas qu'elle soit jamais devenue bigote et intolérante. Elle n'en avait guère le droit après avoir tenu si peu de compte des choses saintes pendant les trois quarts de sa vie. Elle était fort bonne pour moi, et comme c'était la seule des amies de ma grand'mère, qui n'eût aucune prévention contre ma mère, je lui témoignais plus de confiance et d'amitié qu'aux autres. Pourtant j'avoue qu'elle ne m'était pas naturellement sympathique. Sa voix claire, son accent méridional, ses étranges toilettes, son menton aigu dont elle me meurtrissait les joues en m'embrassant, et surtout la crudité de ses expressions burlesques, m'empêchaient de la prendre au sérieux et de trouver du plaisir à ses gâteries.

      Mme Bourdieu allait et venait


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