La Conquête de Plassans. Emile Zola
une de ses plaisanteries habituelles. Il affectait les grands airs de Félicité, lorsqu'il la recevait chez lui. Marthe eut beau dire qu'on était bien là, il fallut qu'elle et sa mère le suivissent dans le salon. Et il s'y donna beaucoup de peine, ouvrant les volets, poussant des fauteuils. Le salon, où l'on n'entrait jamais, et dont les fenêtres restaient le plus souvent fermées, étaient une grande pièce abandonnée, dans laquelle traînait un meuble à housses blanches, jaunies par l'humidité du jardin.
– C'est insupportable, murmura Mouret, en essuyant la poussière d'une petite console, cette Rose laisse tout à l'abandon.
Et, se tournant vers sa belle-mère, d'une voix où l'ironie perçait:
– Vous nous excusez de vous recevoir ainsi dans notre pauvre demeure… Tout le monde ne peut pas être riche.
Félicité suffoquait. Elle regarda un instant Mouret fixement, près d'éclater; puis, faisant effort, elle baissa lentement les paupières; quand elle les releva, elle dit d'une voix aimable:
– Je viens de souhaiter le bonjour à madame de Condamin, et je suis entrée pour savoir comment va la petite famille… Les enfants se portent bien, n'est-ce pas? et vous aussi, mon cher Mouret?
– Oui, tout le monde se porte à merveille, répondit-il, étonné de cette grande amabilité.
Mais la vieille dame ne lui laissa pas le temps de remettre la conversation sur un ton hostile. Elle questionna affectueusement Marthe sur une foule de riens, elle se fit bonne grand'maman, grondant son gendre de ne pas lui envoyer plus souvent «les petits et la petite». Elle était si heureuse de les voir!
– Ah! vous savez, dit-elle enfin négligemment, voici octobre; je vais reprendre mon jour, le jeudi, comme les autres saisons… Je compte sur toi, n'est-ce pas, ma chère Marthe?.. Et vous, Mouret, ne vous verra-t-on pas quelque-fois, nous bouderez-vous toujours?
Mouret, que le caquetage attendri de sa belle-mère finissait par troubler, resta court sur la riposte. Il ne s'attendait pas à ce coup, il ne trouva rien de méchant, se contentant de répondre: – Vous savez bien que je ne puis pas aller chez vous… Vous recevez un tas de personnages qui seraient enchantés de m'être désagréables. Puis, je ne veux pas me fourrer dans la politique.
– Mais vous vous trompez, répliqua Félicité, vous vous trompez, entendez-vous, Mouret! Ne dirait-on pas que mon salon est un club? C'est ce que je n'ai pas voulu. Toute la ville sait que je tâche de rendre ma maison aimable. Si l'on cause politique chez moi, c'est dans les coins, je vous assure. Ah bien! la politique, elle m'a assez ennuyée, autrefois… Pourquoi dites-vous cela?
– Vous recevez toute la bande de la sous-préfecture, murmura Mouret d'un air maussade.
– La bande de la sous-préfecture? répéta-t-elle; la bande de la sous-préfecture… Sans doute, je reçois ces messieurs. Je ne crois pourtant pas qu'on rencontre souvent chez moi monsieur Péqueur des Saulaies, cet hiver; mon mari lui a dit son fait, à propos des dernières élections. Il s'est laissé jouer comme un niais… Quant à ses amis, ce sont des hommes de bonne compagnie. Monsieur Delangre, monsieur de Condamin sont très-aimables, ce brave Paloque est la bonté même, et vous n'avez rien à dire, je pense, contre le docteur Porquier.
Mouret haussa les épaules.
– D'ailleurs, continua-t-elle en appuyant ironiquement sur ses paroles, je reçois aussi la bande de monsieur Rastoil, le digne monsieur Maffre et notre savant ami monsieur de Bourdeu, l'ancien préfet… Vous voyez bien que nous ne sommes pas exclusifs, toutes les opinions sont accueillies chez nous. Mais comprenez donc que je n'aurais pas quatre chats, si je choisissais mes invités dans un parti! Puis nous aimons l'esprit partout où il se trouve, nous avons la prétention d'avoir à nos soirées tout ce que Plassans renferme de personnes distinguées… Mon salon est un terrain neutre; retenez bien cela, Mouret; oui, un terrain neutre, c'est le mot propre.
Elle s'était animée en parlant. Chaque fois qu'on la mettait sur ce sujet, elle finissait par se fâcher. Son salon était sa grande gloire; comme elle le disait, elle voulait y trôner, non en chef de parti, mais en femme du monde. Il est vrai que les intimes prétendaient qu'elle obéissait à une tactique de conciliation, conseillée par son fils Eugène, le ministre, qui la chargeait de personnifier, à Plassans, les douceurs et les amabilités de l'empire.
– Vous direz ce que vous voudrez, mâcha sourdement Mouret, votre Maffre est un calotin, votre Bourdeu, un imbécile, et les autres sont des gredins, pour la plupart. Voilà ce que je pense… Je vous remercie de votre invitation, mais ça me dérangerait trop. J'ai l'habitude de me coucher de bonne heure. Je reste chez moi.
Félicité se leva, tourna le dos à Mouret, disant à sa fille:
– Je compte toujours sur toi, n'est-ce pas, ma chérie?
– Certainement, répondit Marthe, qui voulait adoucir le refus brutal de son mari.
La vieille dame s'en allait, lorsqu'elle parut se raviser. Elle demanda à embrasser Désirée, qu'elle avait aperçue dans le jardin. Elle ne voulut pas même qu'on appelât l'enfant; elle descendit sur la terrasse, encore toute mouillée d'une légère pluie tombée le matin. Là, elle fut pleine de caresses pour sa petite fille, qui restait un peu effarouchée devant elle; puis, levant la tête comme par hasard, regardant les rideaux du second, elle s'écria:
– Tiens! vous avez loué?.. Ah! oui, je me souviens, à un prêtre, je crois. J'ai entendu parler de ça… Quel homme est-ce, ce prêtre?
Mouret la regarda fixement. Il eut comme un rapide soupçon, il pensa qu'elle était venue uniquement pour l'abbé Faujas. – Ma foi, dit-il sans la quitter des yeux, je n'en sais rien… Mais vous allez peut-être pouvoir me donner des renseignements, vous?
– Moi? s'écria-t-elle d'un grand air de surprise. Eh! je je ne l'ai jamais vu… Attendez, je sais qu'il est vicaire à Saint-Saturnin; c'est le père Bourrette qui m'a dit ça. Et tenez, cela me fait penser que je devrais l'inviter à mes jeudis. Je reçois déjà le directeur du grand séminaire et le secrétaire de monseigneur.
Puis, se tournant vers Marthe:
– Tu ne sais pas, quand tu verras ton locataire, tu devrais le sonder, de façon à me dire si une invitation lui serait agréable.
– Nous ne le voyons presque pas, se hâta de répondre Mouret. Il entre et il sort sans ouvrir la bouche… Puis, ce ne sont pas mes affaires.
Et il continuait à l'examiner d'un air défiant. Certainement elle en savait plus long sur l'abbé Faujas qu'elle ne voulait en conter. D'ailleurs, elle ne bronchait pas sous l'examen attentif de son gendre.
– Ça m'est égal, après tout, reprit-elle avec une aisance parfaite. Si c'est un homme convenable, je trouverai toujours une manière de l'inviter… Au revoir, mes enfants.
Elle remontait le perron, lorsqu'un grand vieillard se montra sur le seuil du vestibule. Il avait un paletot et un pantalon de drap bleu très-propres, avec une casquette de fourrure rabattue sur les yeux. Il tenait un fouet à la main.
– Eh! c'est l'oncle Macquart! cria Mouret, en jetant un coup d'oeil curieux sur sa belle-mère.
Félicité avait fait un geste de vive contrariété. Macquart, frère bâtard de Rougon, était rentré en France, grâce à celui-ci, après s'être compromis dans le soulèvement des campagnes,en 1851. Depuis son retour du Piémont, il menait une vie de bourgeois gras et renté. Il avait acheté, on ne savait avec quel argent, une petite maison située au village des Tulettes, à trois lieues de Plassans. Peu à peu, il s'était nippé; il avait même fini par faire l'emplette d'une carriole et d'un cheval, si bien qu'on ne rencontrait plus que lui sur les routes, fumant sa pipe, buvant le soleil, ricanant d'un air de loup rangé. Les ennemis des Rougon disaient tout bas que les deux frères avaient commis quelque mauvais coup ensemble, et que Pierre Rougon entretenait Antoine Macquart.
– Bonjour, l'oncle, répétait Mouret avec affectation; vous venez donc nous faire une petite visite?
– Mais oui, répondit Macquart d'un ton bon enfant. Tu sais, chaque