La Conquête de Plassans. Emile Zola
Je me serais permis de vous déranger ce soir… Le jour de la dernière pluie, il s'est produit, dans le plafond de ma chambre, des infiltrations que je désire vous montrer.
Mouret se tenait planté devant lui, balbutiant, disant qu'il était à sa disposition. Et, comme ils rentraient ensemble, il finit par lui demander à quelle heure il pourrait se présenter pour voir le plafond.
– Mais tout de suite, je vous prie, répondit l'abbé, à moins que cela ne vous gêne par trop.
Mouret monta derrière lui, suffoqué, tandis que Rose, sur le seuil de la cuisine, les suivait des yeux de marche en marche, stupide d'étonnement.
IV
Arrivé au second étage, Mouret était plus ému qu'un écolier qui va entrer pour la première fois dans la chambre d'une femme. La satisfaction inespérée d'un désir longtemps contenu, l'espoir de voir des choses tout à fait extraordinaires, lui coupaient la respiration. Cependant l'abbé Faujas, cachant la clef entre ses gros doigts, l'avait glissée dans la serrure, sans qu'on entendit le bruit du fer. La porte tourna comme sur des gonds de velours. L'abbé, reculant, invita silencieusement Mouret à entrer.
Les rideaux de coton pendus aux deux fenêtres étaient si épais, que la chambre avait une pâleur crayeuse, un demi-jour de cellule murée. Cette chambre était immense, haute de plafond, avec un papier déteint et propre, d'un jaune effacé. Mouret se hasarda, marchant à petits pas sur le carreau, net comme une glace, dont il lui semblait sentir le froid sous la semelle de ses souliers. Il tourna sournoisement les yeux, examina le lit de fer, sans rideaux, aux draps si bien tendus qu'on eût dit un banc de pierre blanche posé dans un coin. La commode, perdue à l'autre bout de la pièce, une petite table placée au milieu, avec deux chaises, une devant chaque fenêtre, complétait le mobilier. Pas un papier sur la table, pas un objet sur la commode, pas un vêtement aux murs: le bois nu, le marbre nu, le mur nu. Au-dessus de la commode, un grand christ de bois noir coupait seul d'une croix sombre cette nudité grise.
– Tenez, monsieur, venez par ici, dit l'abbé; c'est dans ce coin que s'est produite une tache au plafond.
Mais Mouret ne se pressait pas, il jouissait. Bien qu'il ne vît pas les choses singulières qu'il s'était vaguement promis de voir, la chambre avait pour lui, esprit fort, une odeur particulière. Elle sentait le prêtre, pensait-il; elle sentait un homme autrement fait que les autres, qui souffle sa bougie pour changer de chemise, qui ne laisse traîner ni ses caleçons ni ses rasoirs. Ce qui le contrariait, c'était de ne rien trouver d'oublié sur les meubles ni dans les coins qui put lui donner matière à hypothèses. La pièce était comme ce diable d'homme, muette, froide, polie, impénétrable. Sa vive surprise fui de ne pas y éprouver, ainsi qu'il s'y attendait, une impression de misère; au contraire, elle lui produisait un effet qu'il avait ressenti autrefois, un jour qu'il était entré dans le salon très-richement meublé d'un préfet de Marseille. Le grand christ semblait l'emplir de ses bras noirs.
Il fallut pourtant qu'il se décidât à s'approcher de l'encoignure où l'abbé Faujas l'appelait.
– Vous voyez la tache, n'est-ce pas? reprit celui-ci. Elle s'est un peu effacée depuis hier.
Mouret se haussait sur les pieds, clignait les yeux, sans rien voir. Le prêtre ayant tiré les rideaux, il finit par apercevoir une légère teinte de rouille.
– Ce n'est pas bien grave, murmura-t-il.
– Sans doute; mais j'ai cru devoir vous prévenir… L'infiltration a dû avoir lieu au bord du toit. – Oui, vous avez raison, au bord du toit.
Mouret ne répondait plus; il regardait la chambre, éclairée par la lumière crue du plein jour. Elle était moins solennelle, mais elle gardait son silence absolu. Décidément, pas un grain dépoussière n'y contait la vie de l'abbé.
– D'ailleurs, continuait ce dernier, nous pourrions peut-être voir par la fenêtre… Attendez.
Et il ouvrit la fenêtre. Mais Mouret s'écria qu'il n'entendait pas le déranger davantage, que c'était une misère, que les ouvriers sauraient bien trouver le trou.
– Vous ne me dérangez nullement, je vous assure, dit l'abbé en insistant d'une façon aimable. Je sais que les propriétaires aiment à se rendre compte… Je vous en prie, examinez tout en détail… La maison est à vous.
Il sourit même en prononçant cette dernière phrase, ce qui lui arrivait rarement; puis, quand Mouret se fut penché avec lui sur la barre d'appui, levant tous deux les yeux vers la gouttière, il entra dans des explications d'architecte, disant comment la tache avait pu se produire.
– Voyez-vous, je crois à un léger affaissement des tuiles, peut-être même y en a-t-il une de brisée; à moins que ce ne soit cette lézarde que vous apercevez là, le long de la corniche, qui se prolonge dans le mur de soutènement.
– Oui, c'est bien possible, répondit Mouret. Je vous avoue, monsieur l'abbé, que je n'y entends rien. Le maçon verra.
Alors, le prêtre ne causa plus réparations. Il resta là, tranquillement, regardant les jardins, au-dessous de lui. Mouret, accoudé à son côté, n'osa se retirer, par politesse. Il fut tout à fait gagné, lorsque son locataire lui dit de sa voix douce, au bout d'un silence:
– Vous avez un joli jardin, monsieur.
– Oh! bien ordinaire, répondit-il. Il y avait quelques beaux arbres que j'ai dû faire couper, car rien ne poussait à leur ombre. Que voulez-vous? il faut songer à l'utile. Ce coin nous suffit, nous avons des légumes pour toute la saison.
L'abbé s'étonna, se fit donner des détails. Le jardin était un de ces vieux jardins de province, entourés de tonnelles, divisés en quatre carrés réguliers par de grands buis. Au milieu, se trouvait un étroit bassin sans eau. Un seul carré était réservé aux fleurs. Dans les trois autres, plantés à leurs angles d'arbres fruitiers, poussaient des choux magnifiques, des salades superbes. Les allées, sablées de jaune, étaient tenues bourgeoisement.
– C'est un petit paradis, répétait l'abbé Faujas.
– Il y a bien des inconvénients, allez, dit Mouret, plaidant contre la vive satisfaction qu'il éprouvait à entendre si bien parler de sa propriété. Par exemple, vous avez dû remarquer que nous sommes ici sur une côte. Les jardins sont étagés. Ainsi celui de monsieur Rastoil est plus bas que le mien, qui est également plus bas que celui de la sous-préfecture. Souvent, les eaux de pluie font des dégâts. Puis, ce qui est encore moins agréable, les gens de la sous-préfecture voient chez moi, d'autant plus qu'ils ont établi cette terrasse qui domine mon mur. Il est vrai que je vois chez monsieur Rastoil, un pauvre dédommagement, je vous assure, car je ne m'occupe jamais de ce que font les autres.
Le prêtre semblait écouter par complaisance, hochant la tête, n'adressant aucune question. Il suivait des yeux les explications que son propriétaire lui donnait de la main.
– Tenez, il y a encore un ennui, continua ce dernier, en montrant une ruelle longeant le fond du jardin. Vous voyez ce petit chemin pris entre deux murailles? C'est l'impasse des Chevilottes, qui aboutit à une porte charretière ouvrant sur les terrains de la sous-préfecture. Toutes les propriétés voisines ont une petite porte de sortie sur l'impasse, et il y a sans cesse des allées et venues mystérieuses… Moi qui ai des enfants, j'ai fait condamner ma porte avec deux bons clous.
Il cligna les yeux en regardant l'abbé, espérant peut-être que celui-ci allait lui demander quelles étaient ces allées et venues mystérieuses. Mais l'abbé ne broncha pas; il examina l'impasse des Chevilottes, sans plus de curiosité, il ramena paisiblement ses regards dans le jardin des Mouret. En bas, au bord de la terrasse, à sa place ordinaire, Marthe ourlait des serviettes. Elle avait d'abord brusquement levé la tête en entendant les voix; puis, étonnée de reconnaître son mari en compagnie du prêtre à une fenêtre du second étage, elle s'était remise au travail. Elle semblait ne plus savoir qu'ils étaient là. Mouret avait pourtant haussé le ton, par une sorte de vantardise inconsciente, heureux de montrer qu'il venait enfin de pénétrer dans cet appartement obstinément fermé. Et le prêtre par instants arrêtait ses yeux tranquilles sur